Cahier critique 03/06/2020

“Les vaches n’auront plus de nom” de Hubert Charuel

La famille Charuel – et son troupeau ! – après Petit paysan.

Je remercie toutes les vaches qui ont fait partie de ma vie, Éponyne, Verdure, Divine et toutes les autres, ce film leur est un peu dédié. Je remercie mes parents Jean-Paul et Sylvaine Charuel pour leur investissement et pour m’avoir laissé faire ce que je voulais d’eux en image.” Tout est dit dans les mots du réalisateur, sur le dernier carton du générique final. La boucle est bouclée après son premier long métrage, Petit paysan (2017). Lui, le fils unique qui n’a pas repris l’exploitation familiale de Haute-Marne, a accompagné à sa manière ses ascendants, via le cinéma, en fiction, puis en documentaire. La transmission a eu lieu, et avec brio. Le père est là, toujours présent, mais il veut profiter de sa retraite. Du premier au dernier plan, la mère ne fait qu’une avec ses bêtes. La passion bovine, c’est elle. Au départ, elle les trait dans sa ferme  ; à la fin, elle gambade avec l’unique rescapée, restée à domicile. 

Entre les deux, cinquante minutes de vie intense, au fil des saisons, des mois, des années même. Car le geste, au début intime, puis devenu film, était de garder une trace avant disparition. La puissance d’enregistrement de ce qui a lieu, devenant illico ce qui a eu lieu. Avec son commentaire en voix off et in, le cinéaste fait corps avec son sujet, jusqu’à apparaître dans le cadre, escortant la transhumance du troupeau et de l’activité, vouée progressivement à la traite robotisée dans le complexe moderne de Quincampoix. Le particulier atteint l’universel. Il raconte l’amenuisement des éleveurs de vaches laitières et la mutation de l’agriculture. La numérisation des ruminantes, aussi, perdant leurs impayables prénoms. La cheftaine elle-même prend le pli, et rapporte à son mari, en mimant sa protégée  : “La 96, elle ferme les yeux, qu’est-ce qu'elle a  ???”. 

Expert en captation du drolatique, et en humour décapant –d’habitude associé à sa scénariste Claude Le Pape, ici parfois à la caméra –, Hubert Charuel implique le spectateur par l’évidence de son regard sur le réel. Frontal, mais bienveillant. Complice, mais lucide. C’est dans cet équilibre trouvé entre témoignage personnel et récit d’un destin que son moyen métrage empoche la mise. Terriblement humain, quand il saisit le visage d’une femme qui a l’impression de tout perdre, et évoque sans cesse le pire (“Ça s’appelle Chronique d’une mort annoncée”, “J’ai l’impression de suivre un corbillard !”, “Je vais me suicider, je supporte pas qu’on prenne mes vaches…”). Et puissamment aimant, jusqu’à cadrer la dernière bovidée qui s’ébroue à côté de sa fermière. “On peut pas la mettre sur le canapé !dit Sylvaine. Et ben si, répond Hubert, dans les premières images de Petit paysan… 

Olivier Pélisson

Réalisation et scénario : Hubert Charuel. Image : Hubert Charuel. Montage : Grégoire Pontécaille. 
Son: Aline Huber, Vincent Cosson. Interprétation : Sylvaine et Jean-Paul Charuel. 
Production : Douk-douk Productions.