Cahier critique 24/06/2020

“Les princesses de la piste” de Marie Hélia

“Piste” : en Bretagne, forme d’alcoolisation sous-entendant un parcours quasi-initiatique.

Les princesses de la piste est assurément un film qui se situe en porte-à-faux par rapport à un certain cinéma contemporain du flux psychologique qui privilégie l’anecdote et la chute finale obligatoire. Le court métrage de Marie Hélia ne traite pas d’un sujet préprogrammé. C’est un peu, à l’instar du cinéma de Jacques Rozier, un film du regard, du temps qui fait et défait de fragiles tentatives de communication. C’est, aussi, à sa manière, un documentaire ou un documenteur à la Varda. La question est de savoir où se situent ses vrais enjeux : dans le mini-drame exposé ou dans la peinture d’une triste ville marine et de trois de ses habitants.

Un samedi, à Brest, deux jeunes ouvrières d’une vingtaine d’années, Katia et Céline, travaillant dans une pépinière, trouvent, un peu par hasard, le moyen de tuer le temps. Céline lit une inscription sur un mur – “toutes les femmes ont droit à l’amour” – suivie d’un numéro de portable. Avec sa complice, elle appelle le numéro et un homme apparemment gêné accepte de les rencontrer… Là s’arrête la matière fictionnelle. Un gauche quadragénaire, Jean-Marc, répond à l’appel et les trois personnages déambuleront jusqu’à la nuit.

La cinéaste ne nous livre quasiment rien de concret sur ses protagonistes. Tout juste sait-on que Jean-Marc vend des vérandas et qu’il a un père malade. Des deux jeunes femmes, on n’apprendra rien sinon, grâce aux plans d’ouverture et de fin, quel est leur métier. On parle beaucoup ici, mais les phrases glissent. L’apparente ossature d’un film Nouvelle Vague est un leurre : le jeu, le marivaudage sont absents de ce court métrage. L’incommunicabilité entre les êtres n’est pas vécue comme un problème à surmonter : les trois “pantins” de ce road-movie citadin n’ont même pas les moyens intellectuels d’être angoissés. C’est une constatation de la part de l’auteur et non un jugement.

Le titre est explicite : Les princesses de la piste. Nous sommes dans une sorte de théâtre où l’on improvise beaucoup (piste et scène sont synonymes ici) et l’on ne peut manquer également d’évoquer Jacques Rivette, celui d’Out One, mais en plus “vide” (le trio ici n’est ni artiste, ni membre d’un quelconque lobby intellectuel).

Ces approches du film sont indicatives, mais pas forcément pertinentes. Ayant une pratique documentariste (Les filles de la sardine, 2000), Marie Hélia se sert, en fait, d’un canevas type – une rencontre entre un homme et deux femmes – pour saisir le quotidien sec et triste d’une ville bretonne et le manque d’ambition, d’espoir, de désir quelconque chez trois de ses citoyens. La cinéaste ne les prépare pas, ne les maquille guère en vue d’une improbable intrigue, de chassés-croisés amoureux… Ces personnages sont à peine des acteurs. Bien qu’au repos, en dehors de leur travail, ils s’auto-interrogent comme s’ils devaient répondre aux questions d’un reportage. La volonté documentaire du projet est évidente : que font les “filles de la sardine” ou de la pépinière lorsqu’elles ne travaillent pas ? Elles s’ennuient car elles n’ont pas pu accéder à la culture qui démultiplie les perceptions et charge toutes les actions de sens nouveaux.

Les princesses de la piste est un “film bazinien” quant à la manière de faire du cinéma un moyen de traduire uniquement le réel. Mais, contrairement à Rozier ou Rivette déjà évoqués, le désir de fiction y est très ténu ; les interlocuteurs ne jouent qu’avec des éléments très basiques : la solitude, le manque d’horizon, l’impossibilité à communiquer. Il est à noter que les filles ne sont jamais présentées comme désirables, d’ailleurs, elles l’avouent : “elles sont en passe d’amour”.

Marie Hélia a réussi là un film pointilliste, apparemment en demi-teintes, mais où la déambulation ne débouche pas sur une quête métaphysique comme chez Wenders, mais sur le creux. Les princesses sur la piste a le mérite de dépeindre le quotidien de personnages que l’on ne voit guère sur les écrans de nos jours.

Raphaël Bassan

Article paru dans Bref n°68, 2005.

Réalisation et scénario : Marie Hélia. Image : Nedjma Berder. Montage : Emmanuelle Pencalet.
Son : Henri Puizillout, Julien Bonvicini et Jean Holtzmann. Interprétation : Jean-Paul Bathany,
Muriel Riou et Sandrine Bodénès. Production : Paris-Brest Productions.