“Les pieds sous la table” de Marc-Henri Dufresne et François Morel
Boudin-purée-banane !
Avec Les pieds sous la table, Marc-Henri Dufresne et François Morel inscrivaient dans les annales du grand écran la nouvelle veine comique alors incarnée par la série Les Deschiens, dont la première diffusion avait commencé sur le petit écran en 1993 dans l’émission Nulle part ailleurs de Canal+.
Réalisé en 1994, Les pieds sous la table se révèle peut-être moins un court métrage d’auteur qu’un sketch inédit qui emprunterait non seulement à l’esprit, mais également à la manière de ladite série : son look “vieille France”, ses vestons usés, ses couleurs fanées et ses décors intérieurs de petits pavillons surannés, flamboyants de bibelots brocantés. Les détails ont là leur importance, ils font mouche. Ce sont les chaussettes dans les sandales, le papier peint ananas, voire la contiguïté cuisine-salle à manger qui permet d’imaginer les odeurs de popote. Face à ce film, comme pour la série, le sentiment est peut-être moins d’être au cinéma qu’au théâtre. Ou face à un cinéma théâtral (sans aucun sens péjoratif), dont le prototype serait celui de Sacha Guitry, dans lequel les dialogues et leur interprétation constituent la pierre de touche : jeu sur la voix (pâteuse, mielleuse, alcoolisée), sur les mots répétés ou leur absence, ainsi que sur les grimaces et les attitudes (visages renfrognés, adresse directe de Maurice qui insulte tout autant son partenaire, hors champ, que le spectateur). Quant aux dialogues, ils ont pour principal carburant le bon sens populaire (l’adage selon lequel il serait mieux de tout se dire et de ne rien se cacher).
Les pieds sous la table se moque gentiment, poétiquement, de la France d’en bas et plus largement de ce “bon sens” explosif qui déroute et fait in fine non-sens. Le film décrit donc une relation contrainte de deux vieux garçons et le symbole final, celui des deux oiseaux en cage, rappelle combien sous son apparence légère (mise en relief par la partition valsée d’Alain Rablat) le film aborde un sujet plutôt grave, touchant une problématique éternelle de la condition humaine : l’obligation de vivre ensemble malgré nos différends. Au-delà du comique de boulevard et de son sujet grave mais somme toute assez banal, il y a comme une apparence d’épisode exogène, fabriqué en douce, sans la télé, avec les amis et pour le plaisir. Côté acteurs, Jérôme Deschamps, fondateur de la compagnie des Deschiens, donne la répartie à son oncle, Hubert Deschamps. La problématique du critique qui regarde Les pieds sous la table repose tout autant sur l’analyse de ce comique, qui pourrait aujourd’hui être taxé de politiquement incorrect, que de s’interroger sur le film derrière le film, sur les mots entre les lignes. Car, à n’en pas douter, au-delà de sa dimension comique, Les pieds sous la table est un film familial au sens où le cinéma, et plus largement le théâtre, la télévision, sont un vivier dans lequel se compose, se recompose de manière tout à la fois endogène et exogène des familles. Avec ce film, Marc-Henri Dufresne et François Morel, mais également Jérôme Deschamps, rendaient enfin hommage à Hubert Deschamps, grand second couteau et vraie gueule du cinéma et du théâtre français, qui tenait ici l’un de ses derniers rôles. Hubert Deschamps, c’est l’acteur chez qui on a mis les pieds sous la table sans le savoir, sans dire merci… Lui ne nous en tient pas rancune, puisqu’à chaque fois, il a servi le même plat, et sans que nous nous en rendions compte.
Après ce film couronné de succès, notamment une Mention spéciale du jury au Festival du court métrage de Clermont-Ferrand 1994, Marc-Henri Dufresne et François Morel, remirent le couvert avec Plaisir d’offrir (1995), dans lequel Morel donne la réplique à Kristin Scott-Thomas. On quitte l’univers des Deschiens pour le sketch de télé-crochet mettant en scène une crise conjugale. Le face-à-face Morel/Scott-Thomas fonctionnait à merveille, délice de ces moments captés où les acteurs se dépassent, pas pour le cachet ou pour obtenir un Oscar, mais là encore pour le plaisir de jouer, d’offrir, ce qui, côté spectateur, multiplie le coefficient “joie de recevoir”.
Donald James
Réalisation : Marc-Henri Dufresne et François Morel. Scénario : François Morel et Pierre-Jean Cherer.
Image : Eric Amblard. Montage : Marion Monestier. Son : Jacques Ballay et Laurent Dreyer. Musique : Alain Rablat.
Interprétation : Hubert Deschamps et Jérôme Deschamps. Production : Lazennec Tout Court.