Cahier critique 29/01/2020

“Les petites mains” de Rémi Allier

Un drame social césarisé en 2019.

Après deux courts métrages remarqués en festivals, Jan (coréalisé avec Pablo Muñoz Gomez en 2012) et Zinneke (2013), le jeune réalisateur Rémi Allier poursuit avec Les petites mains – récompensé du César du meilleur court métrage en 2019 – une quête filmique singulière : capter l’enfance et sa sortie, prenant le soin d’inscrire le parcours de ses personnages dans un contexte occidental secoué par des enjeux contemporains (problèmes d’éducation, criminalité, conflits sociaux).

Si dans le premier film on suivait la trajectoire d’un turbulent apprenti adolescent et dans le second celle d’un enfant pris dans le tourbillon d’un cambriolage raté, le cinéaste remonte dans son dernier opus loin dans la petite enfance. Son protagoniste, seulement âgé d’un an et demi, fils d’un patron d’entreprise dépassé par les événements, est la victime collatérale d’un conflit social. Dans les trois films, l’enfance n’est d’ailleurs pas vue comme isolée par rapport au monde adulte, l’angle adopté permettant plutôt de mettre en perspective la relation d’opposition, d’accointance ou de fascination, qui peut se construire entre deux pôles générationnels. L’occasion de percevoir les fondements de l’entente ou de la discorde, et d’évaluer la valeur du regard posé par les uns sur les autres. Un regard qui indirectement fait sauter le présupposé verrou entre l’innocence et la maturité.

Dès les premières secondes des Petites mains, il devient évident que l’intimisme préside au dispositif esthétique ; ce sont les yeux, le visage et l’attitude du bambin qui s’imposent à la fois comme objets de focalisation et comme filtre de la perception d’une situation aussi réaliste qu’invraisemblable : le fils du patron d’une entreprise de produits chimiques se fait kidnapper pendant quelques heures par un ouvrier en colère, le dialogue social étant visiblement rompu. Le cinéaste emploie la chronique sociale, ici moins contexte que toile de fond, préférant restituer la fébrilité fabuleuse du lien qui s’invente progressivement entre l’enfant affolé et son ravisseur pataud, joué avec brio par Jan Hammenecker (déjà interprète principal du film Jan). Du volontarisme haletant dont l’adulte fait preuve au début, c’est à la vulnérabilité grandiloquente qu’on aboutit, émanant au cours de leur longue fuite dans une forêt environnante. À cet égard, comme moment de grâce et de point d’orgue du film, il y a ce plan matriciel durant lequel le bébé pose ses mains menues sur le visage de l’homme hagard. Aussi simple soit-elle, cette image donne le ton d’un cinéma en construction qui entend allier la tradition du réalisme social des frères Dardenne avec un mysticisme territorial à la Terrence Malick, la nature acquérant ici une valeur poétique indéniable.

Le vrai clou dramatique du film demeure pourtant sa dernière séquence, pendant laquelle le kidnappeur décide de littéralement rendre l’enfant à ses parents bouleversés, pendant qu’un mur de C.R.S. se déploie en arrière-plan. Le bambin, marchant seul, accomplit le trajet entre son ravisseur et ses géniteurs. À ce moment-là jaillit une question politique : la surenchère propre à la lutte des ouvriers, désireux par tous les moyens de garder leur emploi, même au prix d’actions insensées, est-elle plus illégitime que le déploiement de force disproportionné de la part de l’État, au nom d’un ordre social pourtant détruit ?

Évitant d’être seulement un prétexte compatissant à soulever cette interrogation, le film donne la preuve qu’un nouveau type de cinéma engagé est possible. Et qu’en son sein pourrait s’articuler le constat d’un malaise social et existentiel à un traitement poétique assumé. Persiste finalement l’impression indélébile que le film repose sur une belle ambition artistique, à savoir combiner en les hybridant le film de performance avec le film d’ambiance. Signe s’il en est de la maîtrise artistique, mâtinée de candeur, d’un cinéaste à suivre.

Mathieu Lericq

Réalisation : Rémi Allier. Scénario : Rémi Allier, Julien Guetta et Gilles Monnat. Image : Kinan Massarani.
Montage : Nicolas Bier. Son : Renaud Duguet, Adrien Navez et Jonathan Vanneste. 
Musique originale : Léo Dupleix. Interprétation : Émile Moulron Lejeune, Jan Hammenecker, Steve Driesen et
Sandrine Blancke. Production : Wrong Men et Films Grand Huit.