Cahier critique 30/01/2019

“Les Misérables” de Ladj Ly

La cité, ce n’est pas toujours du Victor Hugo…

Quand s’ouvre Les Misérables, le visage en gros plan du flic “Pento” balaie du regard, de gauche à droite, de la banquette arrière de la voiture de police, l’espace de la cité Les Bosquets. Quand le film se clôt, quinze minutes plus tard, dans le même véhicule, il a le regard baissé. Entre les deux, ce policier muté de Poitiers à la BAC francilienne a vécu une journée intense. Une expérience limite. Le spectateur aussi. Ladj Ly recrée une tension palpable dès les premiers instants. Sa caméra capte le nerf, au plus près du visage de Damien Bonnard, dans un habitacle confiné, et ne lâchera plus son trio central. Laurent, fraîchement rebaptisé “Pento”, “Gwada”, et Chris. Des surnoms ou raccourcis qui donnent le ton. Le terrain d’intervention professionnel est une véritable scène où chacun joue un rôle, et doit le tenir à distance, sous peine de perdre la boule.

Le dérapage comme centre névralgique du récit. Un acte, un geste, mis en abyme dans l’image. La bavure policière commise par le bleu est filmée par un drone, lui-même cadré par le réalisateur, et par une imbrication dans le montage de certaines vues de l’appareil volant. Ce jeu du regardant et du regardé nourrit la fiction, où tout est affaire de guet, de prise en flagrant délit, de témoin oculaire, et d’éventuelle garde à vue. Un tissage des points de vue, doublé de la hiérarchie officieuse du quartier limitrophe à Montfermeil et Clichy-sous-Bois, avec même son “Maire”, auquel les trois “poulets” demandent de l’aide quand la situation s’envenime. Ladj Ly a grandi sur place dans ce terreau urbain, de l’autre côté du périph, en Seine-Saint-Denis, une caméra à la main. Un pavé anciennement battu par Victor Hugo, l’illustre auteur du roman éponyme.

La transposition de Ly happe l’attention et joue à fond les effets de mise en scène, pour mieux coller aux aguets des protagonistes. Zooms avant, panoramiques, souvent rapides, gros plans sur la peau, vues larges du ciel sur les barres d’immeuble. La fiction prenante se mêle au témoignage documentaire sur ce coin de France où ont péri tragiquement les jeunes Zyed et Bouna en 2005. Ancienne zone de non-droit, où son ami d’enfance JR a aussi tourné son documentaire Les Bosquets. Du cinéma comme acte d’engagement citoyen et artistique. Un geste salué par le Prix Canal+ à Clermont-Ferrand en 2017, et par une nomination au César du court métrage en 2018, doublée par celle du meilleur documentaire pour À voix haute, que Ladj Ly a cosigné avec Stéphane de Freitas. Une captation du travail sur l’éloquence, via un concours universitaire du meilleur orateur du neuf-trois. Le long métrage Les Misérables est en préparation. Vivement les prolongations.

Olivier Pélisson

 

Réalisation : Ladj Ly. Scénario : Ladj Ly et Alexis Manenti. Image : Julien Véron. Montage : Flora Volpelière. Son : Robin Bouet et Jérôme Gonthier. Musique originale : Quarantine. Interprétation : Damien Bonnard, Djebril Zonga, Alexis Manenti et Amara Ly. Production : Les Films du Worso.

Rencontre avec Damien Bonnard, Alexis Manenti et Djebril Zonca :