Cahier critique 25/05/2021

“Les meutes” de Manuel Schapira

Trois copains, Franck, Hugo et Philippe, se rendent à une pendaison de crémaillère dans un appartement parisien. À la porte, deux jeunes types tentent de négocier leur entrée. La tension monte.

Certains films prennent leur envol par la grâce d’une rupture de ton, nette et inattendue, qui conduit à une relecture de ce qui a précédé et peut éclairer ce qui suit d’un tout autre jour. Manuel Schapira se confronte à ce type de construction avec Les meutes, au titre a priori assez énigmatique, mais qui prend tout son sens à la faveur de la fameuse scène de basculement. À ce terme qui évoque des bêtes sauvages le film semble répondre qu’il en existe encore, dans nos rues, au cœur de cette civilisation supposée policée, et qui portent une violence latente, prête à exploser sur un détail ou un mot de travers. Ainsi énoncé, le projet pourrait témoigner d’un inquiétant sous-texte “sécuritaire”, mais l’intelligence de l’écriture met en parallèle deux formes d’humiliation qui trouvent des résonances sociales sans insistance superflue. Lorsque deux jeunes types, à peine sortis de l’adolescence, tentent de s’incruster dans une fête parisienne, on les identifie immédiatement à ces petits banlieusards désireux de prendre du bon temps à la capitale. L’entrée leur est refusée, la tension monte et les deux parias, rejoints par un complice, tabassent sévèrement un invité, puis s’acharnent sur un second qui passait par là par hasard. L’arbitraire injustice de l’incident frappe d’effroi, dans sa représentation crue de la violence, intolérable dans sa soudaineté et son intensité.

Franck (Abraham Belaga, plus qu’aperçu dans le dernier Cédric Kahn), venu avec deux copains, est aux premières loges pour assister à la baston, mais n’intervient pas et ne pense qu’à s’esquiver ; il voit sans le vouloir... La gestion de l’espace, entre l’intérieur – l’appartement des trois jeunes filles où la soirée bat son plein – et l’extérieur – le couloir, vide et blafard, sert de révélateur à une segmentation de la société que l’on voit rarement ainsi tracée. Franck et ses deux copains, comme tous les invités de la fête, seraient plus ou moins ce qu’on nomme désormais des “bobos” et la violence ne fait guère partie de leur univers. Son incursion est donc un traumatisme – voir l’état de choc de Franck, alors que Philippe et Hugo, tout à leur soirée, n’en ont cure –, mais la rage des agresseurs en est un autre : ils se présentaient comme des “beaux gosses”, bien polis, mais on leur a fait comprendre que la fête était “privée”, que l’entrée ne serait “pas possible” et que ce monde qu’ils touchent du doigt – celui de la fête, des filles sexy et de l’insouciance – leur est interdit. Une fable de l’intégration, donc, et de l’identité, concepts républicains qu’il est préférable de manier avec des pincettes en 2012. Manuel Schapira y parvient, ce n’est pas le moindre de ses talents.

Christophe Chauville

Article paru dans Bref n°103, 2012.

France, 2012, 14 minutes
Réalisation : Manuel Schapira. Scénario : Manuel Schapira, Noémie de Lapparent et Raphaël Chevènement. Image : Nathaniel Aron. Montage : Sophie Fourdrinoy. Son : Éric Boisteau, Fanny Weinzaepflen et Grégoire Couzinier. Interprétation : Abraham Belaga, Nicolas Maury, Cédric Ido, Sigrid Bouaziz, Giorgia Sinicorni, Laetitia Spigarelli, Thomas Blanchard, Julien Bectarte et Nicolas Bridet. Production : Bizibi Productions et Iconoclast.