"Les inévitables" de Christophe Le Masne
Des difficultés à se remettre de vos excès du réveillon ? Il y en a bien d’autres dans ce cas-là... "Les inévitables", ou, sans la moindre ride, un sommet de drôlerie du court métrage français de l’an 2000.
Sur le fond noir du générique des Inévitables résonnent les bruits, les musiques et les échanges identifiables d'une fête que l'on devine très animée. Nous n'en verrons pas plus, la soirée étant rejetée d'emblée dans ce non-temps du générique, dans un réseau de suggestions vague et indéterminé. Elle ne sera dès lors plus qu'un souvenir brumeux, la première vraie image du film étant bien celle de Benoît, un quadragénaire ahuri, qui s'éveille le lendemain avec la gueule de bois en s'exclamant désorienté '“J'ai dormi longtemps ?”.
Comme le spectateur, le personnage repart de zéro, se retrouvant soudain dans un lieu qu'il ne connaît pas, avec des gens qui lui sont totalement étrangers. L'amnésie au cinéma a cela d'intéressant qu'elle permet au personnage de se (re)construire sous nos yeux. Dans Les inévitables, Benoît ne se souvient de rien. Pourquoi est-il là? Que s'est-il passé lors de cette fête ? Dans cette grande maison perdue à plus de quatre-vingts kilomètres de Paris, demeurent ce matin-là quelques fêtards défaits, courageux rescapés sacrifiant leur dimanche à remettre la maison en ordre. Seulement quand Benoît s'éveille, il est clair que quelque chose ne tourne pas rond. Les regards qui se posent sur lui se teintent pour certains d'un amusement narquois, pour d'autres, dont le propriétaire des lieux, d'une animosité non dissimulée. Certes, Benoît n'a pas le physique de l'emploi. Plus vieux, un brin empoté, on est en droit de se demander ce qu'il fait au milieu de cette assemblée de noctambules. On craint même un moment une comédie fondée sur l'humiliation d'un personnage déplacé dans un milieu qui n'est pas le sien, jusqu'à ce que ses souvenirs se remettent en place et que, les effluves de l'alcool se dissipant, soit révélé le pourquoi de ces regards méfiants.
Dès lors, les rôles se renversent et on comprend que celui que l'on prenait pour une victime toute désignée s'est en fait, lors de la soirée, comporté de la pire des manières. La révélation de ses frasques remet doucement en place les idées d'un fâcheux qui n'est pas au bout de ses peines : personnage en plein assemblage perdu au milieu de la fiction, isolé dans la maison, il est tributaire du bon vouloir des autres invités quand aucun bus ne peut l'emmener jusqu'à la gare la plus proche.
Brillamment dialoguée, truffée de répliques affûtées et mémorables (“C’est ma chaussure ! Je vais la mettre, comme ça elle sera rangée !”), Les inévitables est l'un de ces rares courts métrages comiques de plus de vingt minutes sachant tenir la distance sans faiblir. Nuancé et nous emmenant parfois là où on ne l'attend pas, le film de Christophe Le Masne joue avec les stéréotypes et les quiproquos tout en conservant, en filigrane, une dimension d'étrangeté, une atmosphère pâteuse de lendemain de cuite et de mauvais rêve. Contre toute attente, dans une scène où s'infiltre un véritable malaise, la nature foncièrement inquiétante de Benoît – et de son comparse retrouvé entre-temps dans le buffet en lieu et place des assiettes – réapparaît à la toute fin du film. Bulot, un jeune invité compréhensif, accepte de les ramener en voiture jusqu'à la gare. Les inévitables, de nouveau en position de force, dévoilent alors leur véritable visage en l'incitant sur un ton bon enfant à carrément les ramener jusqu'à Paris. Cette fin étrange, à la fois inquiétante et généreuse (Bulot, gagné par leur bonne humeur, accepte sans broncher), est l'ultime surprise d'un film qui, sous ses dehors inoffensifs de comédie boulevardière, excelle à souffler le chaud et le froid.
Stéphane Kahn
Article paru dans Bref n°47, 2000.
Réalisation et scénario : Christophe Le Masne. Image : Pierre Befve. Son : Jacques Ballay et Lydia Decober. Montage : Rodolphe Molla. Musique : Laurent Petitgrand. Interprétation : Renaud Becard, Marc Citti, Christophe Le Masne et Katia Medici. Production : Magouric Productions.