Cahier critique 06/02/2019

“Les Indes galantes” de Clément Cogitore

La rencontre du Krump et du baroque : Prix du jury au Festival de Clermont-Ferrand 2018.

Comme Les Indes galantes de Jean-Philippe Rameau, opéra crée en 1735, cette déclinaison – fragmentaire – par Clément Cogitore en 2017 fait se frictionner des mondes, au moins trois : le cinéma, une scène prestigieuse (l’Opéra de Paris), une danse qui n’a pas l’habitude de s’y déployer – le Krump. Ce mode d’expression chorégraphique est né au sein des ghettos noirs de Los Angeles, comme une réponse symbolique et cathartique à la répression des émeutes du printemps 1992, consécutives à l’acquittement des policiers ayant passé à tabac Rodney King.

On retrouve ici tout le goût – et le sens – de l’hétérogène du réalisateur et plasticien, qui délivre un court précipité renversant d’intensité. Clément Cogitore s’appuie sur la quatrième et dernière entrée de l’opéra, “Les sauvages”, et son final, “La danse du grand calumet de la paix”. Cette partie se déroule en Amérique, lorsque les Indiens ont perdu une bataille contre des troupes coloniales franco-espagnoles. Le contexte où le Krump trouve ses origines, ce qu’il exprime, offre non pas une équivalence, mais des résonances historiques et politiques entre deux temporalités, avec d’évidentes et déplorables permanences. En écho à son long métrage Ni le ciel ni la terre (2015), Clément Cogitore évoque une forme d’incompréhension entre l’homme occidental blanc et le reste du monde – même si elle passe par de rocambolesques intrigues amoureuses, c’est aussi le cœur de l’œuvre originelle de Rameau.

Si le sens et le fond importent donc, la forme du film n’est pas en reste, et elle est pour le moins enthousiasmante. Il s’agit apparemment de ce que l’on appelle une captation, d’une répétition (pas de public) sur le plateau d’une scène flottant dans une obscurité brumeuse. Le filmage transgresse le principe théâtral de la rampe, l’outil caméra est un personnage à part entière, prenant place comme un membre de la troupe enserrant les membres s’affrontant au centre, en une sorte d’observation participative qui, cependant, ne singe pas le mouvement chorégraphique, mais décrit, comme aux aguets, un léger balancement suspensif. Quelque chose d’une incertaine cohabitation entre mise en scène réglée et chaos se dessine, dans une transe primitive, tribale et libératrice, et s’il s’agit de la “Danse du grand calumet de la paix”, le dernier plan – d’ensemble – dévoile avec force ce que c’est que de danser au-dessus d’un volcan.

Arnaud Hée

Réalisation : Clément Cogitore. Chorégraphie : Bintou Dembele, Igor Caruge aka Grichka et Brahim Rachiki. Image : Sylvain Verdet. Montage : Félix Rehm. Son : Paul Guilloteau, Antoine Bertucci et Tristan Lhomme. Musique : Jean-Philippe Rameau. Production : Les Films Pelléas.