"Les filles ne marchent pas seules la nuit" de Katerine Martineau
Par une nuit d’été, leur cursus secondaire terminé, Chantal et Delphine reviennent chez elles à pied. Perdues au milieu de la forêt, leur longue marche nocturne est ponctuée d’insouciance et d’une envie irrépressible d’exister.
Le titre sonne comme une injonction ou une vérité générale, convoquant en nous un univers nocturne insalubre : nous apparaissent déjà les rues étroites d’une ville ensevelie sous un épais manteau noir et l’annonce d’un scénario des plus glaçants. Pourtant, la fumée lumineuse d’un fumigène déchirant le ciel dès l’incipit fait mentir cette intuition. Elle éclaire une plage, bientôt relayée par les flammes d’un feu de camp. Katerine Martineau (déjà réalisatrice d’En attendant Lou, son film de fin d’études, en 2017) ouvre son deuxième court métrage au milieu d’un groupe de jeunes gens ivres d’alcool et de bonheur. C’est l’été, les cours sont loin, tout est plus léger. Leurs corps sont épousés en plans moyens, ce sont des anonymes. Mais le visage fermé et triste de l’une d’entre eux attire bientôt notre attention. Elle se prénomme Chantal, elle est filmée en gros plan et ses yeux parlent en se posant longuement sur Delphine, riant de l’autre côté du feu. Le décalage entre Chantal et les autres est assumé : c’est la rumeur d’une fausse note sur la partition, une rime qui s’annonce grinçante.
L’esprit festif, que déjà elle ne partage pas, s’obscurcit davantage quand un des hommes, censé la ramener en voiture, s’autorise une main baladeuse sur sa cuisse dénudée. Le rictus qu’il esquisse laisse à penser qu’il se croit charmeur ; en réalité, il n’est qu’obscénité et immondice. La réaction de la protagoniste est instantanée : elle, et la caméra avec elle, quitte brusquement l’habitacle du véhicule, se transportant sur la plage, disparaissant dans la nuit. Les appels de Delphine nous parviennent sans écho, la frêle silhouette errante de Chantal y est imperméable, bouillonnante. Il faut calmer cette rage, il faut rentrer en sécurité surtout ; alors, elles traverseront les dunes à pied – triste constat de l’absurdité d’une société, bel hommage à la nature. Mais nous tendons le dos, le titre pourrait encore avoir raison d’elles.
Elles sont à la fois échouées et débrouillardes, davantage débrouillardes, n’ayant rien des princesses qui attendent, lasses, d’être sauvées. Tant pis pour les robes salies, les chaussures bousillées. Le collier de Delphine et les bracelets de Chantal, tous deux colorés et lumineux, se substituent à leur présence corporelle quand la caméra les perd par trop d’obscurité. Incandescents, ils sont le symbole d’un lien en passe de se révéler, l’explicitation imagée d’un secret qui se sait mais ne s’avoue pas. Leur relation se niche là, en creux. Il faut reconnaître à Katerine Martineau la prouesse de savoir filmer la pudeur. Ce film nous laisse le soin de nous saisir des éléments, de comprendre par nous-mêmes, selon notre jugement autonome. C’est une œuvre qui trouve sa voie dans la subtilité, sachant faire confiance par le fond et la forme, qui suggèrent plus qu’ils ne montrent. Ce sont de durables échanges de regards, de longs silences partagés – presque parlants –, et c’est la caméra flottante, qui suspend le moment dans sa fragilité la plus pure et effleure l’épiderme juste assez pour provoquer la chair de poule, réveiller le désir.
À travers ce qui s’apparente à un récit initiatique, parsemé d’euphorie, de peur, de doute, se dessine en filigrane une complicité. Les deux jeunes femmes se cherchent, le terrain pourrait être glissant, mais l’attirance est plus forte, magnétique. Ainsi le rapport à la vue est-il tant creusé. “Si tu devais choisir un œil, ça serait lequel ?” – “Je m’éteindrai de voir juste d’un œil”. La dyade s’acquiert d’une présence palpable, forte de son insouciance, de son insoumission. La colère silencieuse qui les unit finira par jaillir, “Fuck you, Nathan” résonnera sur les vagues roulantes, dans un écho plus grand, destiné à tous. Cette nuit hors du temps, loin de tout, a la possibilité d’être totalement rêvée. C’est une douce et poétique harmonie dans laquelle la timidité avoisine la rage, la puissance féminine défie la nature. Même la plus commune des mantes religieuses finit par se retirer, consciente de la richesse de l’instant.
Incapables de frustration, insuffisamment mortels, ces deux personnages désobéissent au titre du film vieux-jeu et fataliste. Elles respirent la liberté, nous crient qu’il est temps de remettre en question certaines maximes un peu trop ancrées… Morphée avait perdu de sa magie cette nuit-là, elles y pallièrent.
Lucile Gautier
Canada, 2020, 50 minutes.
Réalisation et scénario : Katerine Martineau. Image : Alexandre Nour Desjardins. Montage : Ibticeme Benalia. Son : Stephan Roy et Pascal Plante. Musique originale : Paloma Daris. Interprétation : Nahéma Ricci, Amaryllis Tremblay et Guillaume Laurin. Production : Arpent Films.