Cahier critique 12/06/2019

“Le tigre de Tasmanie” de Vergine Keaton

Un obsédant présage de la 6e extinction de masse ?

Dans Je criais contre la vie. Ou pour elle (2009), Vergine Keaton, mettait en scène des cerfs et des arbres renaissant, après qu’ils furent menacés ou détruits. S’inspirant de motifs de gravures, les personnages et les décors chancelaient, s’animaient, se recomposaient au rythme répétitif d’une musique entêtante. Pour son dernier film (sélectionné en compétition à la dernière Berlinale), Le Tigre de Tasmanie, la cinéaste aborde à nouveau ce lien très tenu entre nature et chaos, invitant à un voyage au cœur de matières étranges, inspirées de sources iconographiques préexistantes (gravures, dessins, films). La cinéaste dresse un parallèle subtil entre deux tragédies de la disparition : celle s’opérant lentement des glaciers et celle effective des Tigres de Tasmanie. L’animal a été décimé par les colons éleveurs de moutons qui le considéraient comme un prédateur famélique pour leurs troupeaux. Sa singularité de quadrupède marsupial et sa robe striée ont nourri de nombreuses chimères dans l’imaginaire populaire, et ce bien après son extinction totale au milieu des années 1930. Le dernier Tigre a pu être observé au zoo de Hobard ; il a été filmé en captivité en 1933, l’archive est conservée au Thylacine Museum. Vergine Keaton réanime, dans un geste évoquant celui d’Etienne-Jules Marey, ce Tigre marchant. Elle opère sur chaque image un travail de détourage afin d’abstraire l’espace de déambulation de l’animal ce qui permet de ne plus le voir marcher dans une cage mais de le découvrir dans un espace vide. A ces séquences hypnotiques se mêlent celles de glaciers et de montagnes composées par la cinéaste à partir de photographies et de gravures. Par des mouvements lents et fluides, explorant ces paysages fragilisés, sous nos yeux se joue la transformation de ce qui semble immuable : les montagnes se craquèlent, se déchirent, une lave rougeoyante s’extrait des meurtrissures de la roche, les glaciers coulent.

Ce film nous plonge dans les abysses primitifs de notre rapport au monde (convoquant aussi un cosmos d’où tout peut jaillir) : cette tectonique des images, à la fois instable, fluide et organique, aiguise notre attention aux moindres évènements graphiques du film. La technique de création d’images (détourage, collage de fragments, animation légèrement saccadée, dérèglements des vitesses creusant la profondeur des matières) invente une forme de phénoménologie de la dissolution. Elle ouvre un territoire dans notre mémoire en recréant un Tigre de Tasmanie recomposé puis démultiplié (par superposition du même). En concluant son film sur une danse animale, Vergine Keaton nous amène hors du cauchemar qu’est notre contemporanéité à la disparition de ce qui devrait être éternel, et compose une réanimation d’un être disparu, dont la nature puissante et vitale permet de se relever et de danser encore. 

Sébastien Ronceray

Réalisation et scénario : Vergine Keaton. Animation : Rosalie Loncin. Musique originale : Les Marquises. 
Production : Sacrebleu Productions.

Avec le soutien de la 

Rencontre avec le groupe Les Marquises (Martin Duru et Jean-Sébastien Nouveau), compositeurs du film 
Le tigre de Tasmanie :