Cahier critique 05/07/2022

“Le Roi David” de Lila Pinell

Shana cherche du travail, elle a besoin d’argent pour quitter la France et ses mauvaises fréquentations. Mais le passé qu’elle cherche à oublier n’est jamais loin. Et d’ailleurs, veut-elle vraiment l’oublier ?

Un visage de jeune femme, cadré serré. Du sparadrap sur le nez. Dans une attente propice à laisser l’esprit vagabonder, elle nous raconte. Ressurgis du fond de l’enfance, deux tableaux. Bethsabée prenant son bain de pied et, à côté, le tableau d’un roi, peut-être celui qui était tombé fou amoureux d’elle. Ainsi commence Le Roi David de Lila Pinell, et ainsi découvre-t’on Shana, interprétée, incarnée et inspirée par Éva Huault.

Le plan d’après montre Shana tenter, avec une maladresse déconcertante, de convaincre le médecin que cette opération du nez peut offrir au passage l’aubaine d’une chirurgie esthétique tant espérée. Car visiblement violentée par son “roi David”, Shana n’a plus d’autre choix que de se débrouiller. Des beaux quartiers à la cité, de Belleville à Drancy, puis de nouveau Paris (avant, qui sait, la Californie ?), on suit la jeune femme dans une fuite en avant désordonnée, qui tente par tous les moyens de trouver des plans, et de l’argent, tirer un trait sur le passé et avancer. Une trajectoire en balle de flipper, entre révolte et naïveté, pour tenter d’accéder à une vie de rêve ou, a minima, pour éviter de toucher le fond.

Shana, ce pourrait être à la fois l’archétype de la “meuf de banlieue”, la force et la fragilité de l’ex-gamine de foyer, la féminité qui s’assume jusqu’à frôler la vulgarité, une rébellion permanente mêlée à un égoïsme et une naïveté forcenées. À ses côtés, chaque personnage rencontré semble stéréotypé et à la fois juste à côté de là où on l’attendait. Sarah, Kenza, Fanta : les amies sont autant celles qui dépannent, à qui on peut se confier, que celles qui exaspèrent à force de vouloir protéger, celles que l’on blesse, que l’on déçoit, celles sur qui on croyait pouvoir toujours compter.

Et du centre commercial à l’appartement de la tante amatrice d’opéra en passant par le karaoké, chaque lieu investi ou traversé se révèle le cadre d’un tableau inattendu. L’espace d’une émotion (le temps d’une chanson ou d’une engueulade), l’espace d’une esquisse, et surtout celui d’une rencontre. Tour à tour boudeuse, séductrice, capricieuse, revendicative, agaçante, drôle, magnétique, déterminée, Shana réussit à fasciner.

Dans un geste cinématographique et artistique singulier, salué par le prestigieux Prix Jean-Vigo, Lila Pinell déploie dans ce Roi David un portrait qui combine habilement le film politique et le film de femmes. De ce mélange d’expérience racontée et imaginée, avec la liberté d’un Rembrandt revisité, se dégagent la puissance de la complicité entre la réalisatrice et son actrice, le plaisir de se décaler du réel, de jouer, et surtout l’envie d’assumer, de se montrer, de s’affirmer telle qu’on pourrait être, ou telle qu’on est.

Marie-Anne Campos

Article paru dans Bref n°127, 2022. 

France, 2021, 43 minutes.
Réalisation et scénario : Lila Pinell. Image : Victor Zébo. Montage : Emma Augier. Son : Nassim El Mounabbih et Simon Apostolou. Interprétation : Éva Huault, Jacky Abdillah, Sarah Djourou et Anaïs Hamache. Production : Ecce Films.