Cahier critique 23/01/2024

"Le mal bleu" de Anaïs Tellenne et Zoran Boukherma

Marie-Pierre, très sûre d’elle, est pourtant d’une jalousie maladive. Depuis des mois, elle n’arrive plus à satisfaire sexuellement son mari, Jean-Louis. Et bien qu’il semble docile, elle est persuadée qu’il finira par la tromper.

Marie-Pierre (Sylvie Le Clanche) emballe, sur leur lit, son compagnon Jean-Louis (Raphaël Thiéry) à l’aide de cellophane, tel un énorme morceau de gibier. Ce dernier, saucissonné, soliloque sur sa situation déconcertante, entre frustration et asphyxie. Nous ne sommes pas dans une version délurée d’un film d’horreur fétichiste mais bien dans une romance contrariée. Marie-Pierre serait la prisonnière de sa propre jalousie maladive et alimenterait une relation insidieusement toxique. Dans l’environnement férocement masculiniste de la chasse, c’est elle qui tient les rênes et se refuse à abdiquer toute perte de contrôle, quitte à semer le désarroi dans son entourage.

Co-réalisé par Anaïs Tellenne et Zoran Boukherma, le film alterne le regard sensible de la cinéaste pour des personnages biscornus, que la réalisatrice développe plus longuement avec son premier long métrage L’homme d’argile sorte de relecture poétique de La belle et la bête et la vision précise d’un arrière-plan, de la topographie d’un territoire et de ses délimitations sociales. Les frères Boukherma, originaires du Lot-et-Garonne (près des forêts où se déroule le film), s’évertuent pour leur part à décrire avec une certaine fidélité la situation des habitants issus des régions périphériques et provinciales. En résulte un film attentif aux affects, à son milieu et aux infrastructures. Le mal bleu, terme emprunté à la chasse, tisse un parallèle aventureux entre la vie de couple et le braconnage. De nombreuses séquences se déroulent ainsi dans une palombière, cette hutte camouflée et constituée de tunnels à franchir comme des soubassements sentimentaux que l’on traverse difficilement. De nombreux motifs appartiennent d’ailleurs au champ martial : l’accoutrement militaire qu’arbore la conjointe ou les ordres qu’elle assène. Concubinage et art militaire : même combat…

On pourrait penser au film de 1994 de Claude Chabrol L’enfer, sur les ravages paranoïaques d’une convoitise destructrice, ici dans un environnement non bourgeois, mais rural, entre des allers-retours incessants, des sautes d’humeur et des dérapages irrationnels. La mise en scène profite de ces écarts impulsifs pour marquer quelques envolées fantasmatiques, accompagnée d’une photographie aux teintes bleutées. Ce mal bleu, ça serait également cette évocation des coups que l’on peut prendre, ou du blues accompagnant les jours qui s’amoncèlent.

Plus tard, la femme comprend, devant un miroir, que l’on n’a pas de prise sur le temps qui passe, et devant un corps qui se met à changer irrémédiablement. Même devant un amour aussi friable que de l’argile, celui-ci peut se façonner et se remodeler de bien des façons. Plus aguerri, il faut maintenant retenir qu’aimer, c’est ce qu’il y a plus de beau.

William Le Personnic

France, 2018, 15 minutes.

Réalisation et scénario : Anaïs Tellenne et Zoran Boukherma. Image : Augustin Barbaroux. Montage : Thomas Fernandez. Son : Rémi Chanaud, Nicolas Dambroise et Damien Lazzerini. Musique originale : Amaury Chabauty. Interprétation : Sylvie Le Clanche et Raphaël Thiéry. Production : Insolence Productions.