Cahier critique 08/06/2021

“Le héron et la cigogne” de Iouri Norstein

Le héron désire se marier avec la cigogne. La cigogne aussi. Chacun à son tour ils refusent les avances de l’autre. Et dans un décor de ruines mangées de végétation, leur marivaudage se poursuit, apparemment sans issue possible.

Remerciements spéciaux à Jean-Baptiste Viaud, Délégué général de La Cinémathèque des Réalisateurs (LaCinetek).

Très marqué par les écrits théoriques de Sergueï Eisenstein, Youri Norstein est sans doute l'un des réalisateurs soviétiques de films d’animation les plus reconnus. Travaillant aux studios Soyouzmoultfilm de Moscou, sa carrière atteint son apogée dans les années 1970, durant lesquelles il réalise quatre films d’exception, en collaboration avec sa femme Franceska Iarboussova : La renarde et le lièvre (1973), Le héron et la cigogne (1974), Le hérisson dans le brouillard (1975), et Le conte des contes (1979). Accompagné de scénaristes chevronnés (Vladimir Dahl, Sergueï Kozlov, Ludmila Petrouchevskaïa), Norstein adapte des contes populaires en utilisant la technique de papiers découpés. Rapidement, ses films entrent au panthéon du cinéma d’animation mondial. 

Auréolé du Grand prix au Festival d’Odense ainsi que du Prix spécial du jury au Festival d’Annecy en 1975, Le héron et la cigogne interpelle par sa maîtrise plastique autant que par son audace scénaristique. Il expose une situation apparemment simple : un héron fait la cour à une cigogne. Or, l’intrigue évite la question de la séduction elle-même pour se concentrer sur la question de la demande en mariage : la cigogne acceptera-t-elle la proposition du héron ? Le héron est-il sincère dans sa demande ? À ces deux questions le film ne répondra jamais, laissant ainsi se perpétuer un étonnant dialogue de sourds, une spirale sans tenant, ni aboutissant. S’instaure un jeu du chat et de la souris, fondé sur un va-et-vient incessant, un cycle ininterrompu, sans fin. 

Norstein décide de situer le film dans le jardin néoclassique d’une maison aristocratique (qui fait penser au décor de Partition inachevée pour piano mécanique, réalisé par Nikita Mikhalkov en 1979). Mais ce jardin-là est décrépit, quasiment en ruines. L’univers plastique du film se fonde sur trois tableaux principaux : le héron habite un escalier qui ne mène nulle part, la cigogne un kiosque aux colonnes vétustes. Entre les deux, il y a une prairie verdoyante qui devrait symboliser un possible lien. Pourtant, elle représente davantage un fossé. Et c’est la grisaille qui semble avaler lentement le film, jusqu’à la séquence finale se déroulant sous la pluie. À l’image ne subsistent que quelques traits visibles, comme si le dessin restituait en filigrane l’insoutenable légèreté de l’être, dissimulant l’insupportable lourdeur de la suffisance. 

À la douceur d’une séquence de danse, moins libératrice que castratrice, se substitue au cours du film la rugosité d’un malaise grandissant, produit par les multiples hésitations, aveux et rétractations. Le vase clos semble révéler un blocage dans la hiérarchie entre les hommes et les femmes, la cigogne étant constamment à la merci de l’égoïsme et la vanité du héron. Le film rend compte de deux solitudes qui se côtoient sans jamais ni se connaître, ni s’entendre. Encore moins s’engager. Serait-ce une façon indirecte et subtile de pointer les conséquences du schéma de la “famille soviétique” imposé par le Parti communiste ? Toujours est-il que Le héron et la cigogne façonne un imaginaire unique, nourri d’une grande beauté, entre mélancolie passéiste et peur de la modernité.

Mathieu Lericq 

Russie, 1974, 10 minutes.
Réalisation et animation : Iouri Norstein. Scénario : Iouri Norstein et Roman Katchanov. Montage : Nadejda Trechtcheva. Son : Boris Filtchikov. Interprétation : Innokenti Smoktounovski. Production : Soyuzmultfilm Studio.