Cahier critique 21/11/2018

"Le chant du styrène" d’Alain Resnais

Le démon plastique dans une forme révolutionnaire de documentaire.

Pastiche des accélérés des documentaires consacrés aux végétaux, festival de couleurs vives, fameux travellings sur des objets inertes ou des espaces – ici industriels – vides de présence humaine, qui, comme la sophistication d’un montage quasi musical font signature, Le chant du styrène scelle l’ultime incursion d’Alain Resnais dans la sphère du court métrage documentaire, un genre déterminant dans ces années d’après-guerre et auquel il a donné ses lettres de noblesse.

Quand il accepte la commande de Pechiney, qui veut mettre en avant sa branche dédiée à la fabrication d’objets en plastique, il est déjà connu comme le célèbre réalisateur du saisissant et implacable Nuit et brouillard (1956). Après Le chant du styrène, cette ode amusée à ce fruit d’une transformation du pétrole – et du charbon –, le documentaire suivant devait aborder le largage des bombes atomiques sur le Japon. Il prendra la forme d’Hiroshima mon amour, écrit avec Marguerite Duras et qui propulsera Resnais au firmament du cinéma mondial.

Pour le commentaire, exercice obligé dans ce genre de commandes aux visées en partie didactiques, Resnais, disant percevoir un lien entre le format oblong du cinémascope et l’alexandrin, demande à Raymond Queneau d’écrire un texte en vers rimés. Le poète de Petite cosmogonie portative n’est pas porté vers le lyrisme, contrairement au Victor Hugo des Voix intérieures, cité en exergue du film comme un contrepoint qui prolonge l’ironie du titre. Queneau, qui pratique beaucoup le pastiche, les Exercices de style, et qui est un féru de sciences, paraissait tout désigné pour répondre à cette contrainte. Il cofondera l’Oulipo (L’Ouvroir de littérature potentielle) en 1960.

Justement admiré, Le chant du styrène a suscité bien des analyses. On en trouvera d’excellents exemples sur le site de Ciclic, on lira aussi avec profit l’étude de Daniel Payot dans Après l’harmonie1.

On sait que le texte de Queneau désarçonna les commanditaires qui, dans un premier temps le récusèrent, avant de convenir que ces vers de mirliton avaient l’art de faire entendre, mieux que n’importe quelle prose, les embryons d’un savoir scientifique finalement complexe. 

Pour un profane, la transmutation chimique qui conduit au plastique demeure relativement opaque et Resnais donne aux machines et espaces industriels qu’il filme un soupçon d’inquiétante étrangeté, coloré d’un imaginaire aux abords de la science-fiction. L’allégresse que procure Le chant du styrène naît en partie de la distance amusée avec laquelle le sujet est traité, du jeu des références, du plaisir d’expérimentation à l’œuvre et qui font de ce film un objet d’art contemporain. Sa fascination pour les tuyauteries colorées des raffineries n’est pas sans préfigurer l’esthétique du Centre Pompidou, si décriée à son ouverture en 1977.

Parlant du “frégolisme du plastique”, cette “substance alchimique”, dans ses Mythologies, Roland Barthes avançait que le plastique renvoyait à “l’idée même de sa transformation infinie”. C’est “l’ubiquité rendue visible ; et c’est d’ailleurs en cela qu’il est une matière miraculeuse”.  Le miracle aujourd’hui est que, par sa dimension artistique – pour ne pas dire “plastique” – et, sans doute aussi, par son humour distancié, Le chant du styrène n’a rien perdu de sa force quand bien même on mesure aujourd’hui les dégâts écologiques de ce fléau environnemental. 

Jacques Kermabon

1. Daniel Payot, Après l’harmonie, Circé, 2000.

www.ciclic.fr/ressources/le-chant-du-styrene

Réalisation : Alain Resnais. Image : Sacha Vierny. Montage : Claudine Merlin et Alain Resnais. Effets spéciaux : Roland Pontoizeau. Musique : Pierre Barbaud et Georges Delerue. Textes : Raymond Queneau. Voix off : Pierre Dux. Production : Les Films de la Pléiade et Les Films du Jeudi.