"Le bunker de la dernière rafale" de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro
Ça craint dans le bunker !!!
Revoir aujourd’hui, plus de quarante ans après sa réalisation, Le bunker de la dernière rafale, procure le sentiment d’une “inquiétante étrangeté” mâtiné d’une “insolite familiarité”. Les gros plans en noir et blanc contrastés, les crânes rasés des protagonistes et cette musique qui trouve des correspondances adéquates avec les images suggèrent un univers formel étouffant et paranoïaque. On est troublé, mais, en même temps, on ne voit pas comment un tel film aurait pu être réalisé autrement. Cette cartographie d’une dystopie déjà présente dès l’ouverture, avec le gros plan saisissant d’une paire d’yeux guettée par un insecte agressif au vol bruyant – comme une photo ou une planche à dessin à motifs stylisés et déstabilisants –, hors intrigue réelle ou fantasmée, au niveau purement visuel, fait que la fascination est toujours présente, même si l’on a pu rencontrer sur pellicule ou ailleurs d’autres visions semblables depuis. On connaît déjà la “chanson”, peut-on se dire, mais cela nous surprend toujours.
On reprend, au fur et à mesure que se déploie le film, le trajet claustrophobe d’une poignée de cobayes humains enfermés dans un lieu clos – un bunker – qui entretiennent entre eux des rapports de violence disjonctive. Certains ont des uniformes plus foncés que les autres, ce sont visiblement les chefs (là, on peut noter – peut-être – une référence à l’Allemagne nazie où les simples soldats portaient des uniformes plus clairs que les gestapistes). Mais cela peut relever d’un simple choix plastique : le sombre est souvent assimilé au mal. C’est d’autant plus vrai ici qu’aucun commentaire ne viendra préciser ou infirmer ce postulat.
Le film est tourné en noir et blanc, sans paroles (on entend parfois des bribes de discours dans un langage inventé). Des flashes de plans rouges, verts ou bleus indiquent des moments de tension diverses. On ne saura jamais qui sont ces gens. Des intertitres graphiques donnent des indications : “Communication coupée : recherche antenne de secours” ou, élément déclencheur du massacre : “Compteur, élément étranger, Alien : danger !”. Caméras de surveillance, machines à écrire de diverses générations, ordinateurs sont très usés, au bord du dysfonctionnement. Ce film mécanomorphe est comme une “machine célibataire” (1) dans laquelle s’entremêlent savoirs scientifiques du moment (débuts de l’informatique) et création artistique (extension cinématographique de l’univers graphique du bédéiste Marc Caro, réminiscence de l’univers de Manuel Otero, avec qui les cinéastes ont travaillé ; les acteurs du Bunker… auraient pu être des figurines de cire).
On a affaire à de pures pulsions que les divers types d’images (argentiques fixes, mobiles ; vidéographiques) orientent vers la destruction du groupe sans solution et sans message. Cinéastes et techniciens sont également acteurs du film : une affaire de famille, tout compte fait. C’est également une “machine célibataire” quant à l’intrigue, car la découverte d’un “engin non conforme” au mode de vie tourmenté des hôtes du bunker ( le compteur) s’avère inoffensif, car les cinq 9 entrevus lors de la détection de l’engin reviennent après qu’on ait dépassé le zéro. Et il ne s’est rien passé, le bunker n’a pas explosé, mais cette intrusion a provoqué une inquiétude irraisonnée qui a conduit à la torture des opposants supposés de l’intérieur et une sortie hors de l’habitacle à la recherche d’autres ennemis. Cette saillie en extérieur très destructrice rappelle Alien de Ridley Scott (1979), car on ne sait pas si on est sur terre ou non. Le bunker est-il un vaisseau spatial échoué ?
Ce film, qu’on pourrait qualifier de cyberpunk (deux ans avant l’invention du terme), reflète de manière décalée un certain état de la contre-culture française, alors peu prisée à l’international au bénéfice de sa grande-cousine étasunienne, et ceci dès les années 1950. La référence première du film semble être le matriciel court métrage de Chris Marker La jetée (1962), œuvre dans laquelle, hors des échappées mentales du personnage central, tout se déroulait dans un lieu clos et malsain, avec tortionnaires et victime.
Il n’y a pas chez Caro et Jeunet de dépassement métaphysique ou philosophique comme chez leur aîné. Cette dystopie est, quoique pionnière, caractéristique d’un cinéma de révolte désordonnée post-punk telle qu’elle apparaîtra, entre autres, dans L’histoire des divisions Morituri de F. J. Ossang (1984) ou À l’ombre de la canaille bleue de Pierre Clémenti (1985).
Raphaël Bassan
1. La notion de machine célibataire a été impulsée par Marcel Duchamp dans le sillon des propositions littéraires de Raymond Roussel.
France, 1982, 26 minutes.
Réalisation : Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet. Scénario : Gilles Adrien, Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet. Image : Bruno Delbonnel. Montage : Jean-Pierre Jeunet. Musique originale : Parazite. Interprétation : Jean-Marie de Busscher, Marc Caro, Jean-Pierre Jeunet, Gilles Adrien et Thierry Fournier. Production : Zootrope.