Cahier critique 28/10/2020

“Le baiser du silure” de June Balthazar

À l’aube, un homme part à la recherche d’un silure. Ce très gros poisson originaire du Danube suscite la même méfiance que nous inspire un corps étranger ou un inconnu, suspecté de déranger l’ordre préétabli. Soudain, des phénomènes énigmatiques entravent la traversée du pêcheur.

La poétesse, le chasseur, le pêcheur, le scientifique nous parlent d’une espèce de poisson, le mystérieux silure. Mentionnés dans le générique final, ces quatre personnages représentent autant de paroles propres, différentes, formulant bien que Le baiser du silure suit à propos de son objet autant une ligne objective que subjective, informative que fictionnelle, avec, en ligne de mire, les mythologies, les peurs multiséculaires que les humains aiment inventer et perpétuer.

Dans cet interstice entre réel et imaginaire, on pense fort à L’hypothèse du Mokélé Mbembé (2011), où Marie Voignier suit dans la jungle camerounaise la quête d’un chasseur crypto zoologue lancé à la poursuite du fameux Mokélé Mbembé, un animal connu seulement par ouï-dire, mais que l’on ne verra jamais. Laissons ici la surprise de savoir si un silure – une espèce qui, elle, existe bel et bien – pointe ici son nez, mais June Balthazard joue avec cette tension de la révélation d’une bête dont l’apparence s’établit d’abord par le biais des récits croisés. Cette éventuelle référence posée, il est évident que Le baiser du silure imprime sa singularité, notamment avec une mise en scène planante et inspirée prenant place dans un format en Cinémascope, celui du paysage, du spectaculaire, de la fiction. 

Le film est habité par des plans rigoureusement cadrés et superbement photographiés – faisant la part belle aux tonalités brunes –, où se dressent des arbres décharnés par l’hiver, où s’étendent les plans d’eaux d’un calme trompeur, puisque le silure rôde en dessous. C’est évidemment tout un imaginaire foisonnant, cinématographique – et au-delà – qui est convoqué, avant tout, pour ce côté de créature géante des profondeurs, tel le monstre du Loch Ness. Mentionnons aussi cette légende urbaine qui veut qu’en raison de la pollution, les silures sont encore plus grands près des usines – et voici cette fois notre poisson géant marchant dans les pas de Godzilla. À partir de la figure du prédateur, le film convoque aussi la peur de l’Autre, de l’étranger. Le silure se regroupe ainsi en meute, et la parole scientifique note enfin sa dimension invasive et nuisible ; la bestiole vient non seulement d’ailleurs, mais elle fait le vide autour d’elle.

En un quart d’heure dense, condensé, June Balthazard parvient remarquablement à faire tenir ces multiples fils et lignes, composant une sorte d’anthropologie qui ne force pas pour atteindre sa visée poétique. Signalons d’ailleurs que parmi les quatre personnages, la réalisatrice s’est donné le rôle de la poétesse, à laquelle elle prête sa voix.

Arnaud Hée

Réalisation et scénario : June Balthazard. Image : Iván Casiñeiras Gallego. Montage : Edgar Allender. Son : Ludivine Pelé et Martin Delzescaux. Musique originale : Blanca Camell Gali.
Interprétation : June Balthazard, Jean-MArie Honorez, Tanguy Demule et Florent Lamiot. Production : Le Fresnoy.