Cahier critique 13/12/2022

“Last Call” de Noah Cohen

Fin de l’an 2000, à New York. Mon père, Michel Cohen, cumule vingt-quatre chefs d’accusation pour fraude et encourt trente ans de prison. Il part en cavale avec ma mère, ma sœur et moi. Vingt ans plus tard, je raconte notre histoire.

Avoir un père célèbre ne signifie pas nécessairement jouir d’une existence aisée et désinvolte. Cela dépend évidemment de la définition à donner à la célébrité. Et si celle-ci était reliée à des malversations financières et à des affaires judiciaires, la célébrité ne serait-elle pas synonyme de tragédie personnelle ? Dans une telle configuration, comment vivre et surtout comme se raconter ? Réalisé à la CinéFabrique, à Lyon, par Noah Cohen, Last Call entreprend de répondre à ces questions à travers une étonnante triangulation généalogique.

À l’appui d’archives personnelles, le fils tente de comprendre le père par la voie – et la voix – de la mère. Le film repose essentiellement sur le témoignage de cette celle-ci, permettant de visiter un passé trouble, de l’acquisition d’un prestige américain à une débâcle judiciaire. Le film revient sur les conséquences familiales des choix effectués dans le secret le plus profond par le père, résultant sur sa cavale au Brésil et en France.

Portrait, sous-portrait, auto-portrait : l’œuvre invente un langage biographique lui-même troublant, incarné en voix-off par l’accent léger du fils lorsqu’il parle en français et par l’usage de la langue anglaise par la mère (d’origine allemande). La sphère visuelle du film repose, elle, sur un entremêlement d’images fixes et des images en mouvement, relevant de photographies et de films de famille. La structure discursive suit une logique à la fois rétrospective et chronologique. Ce complexe biographique de style direct laisse au père une place paradoxale : focalisant toute l’attention des propos, il s’avère une figure de l’absence. Ses apparitions restent profondément fantomatiques. Le film semble s’élaborer sans lui, presque (ou tout) contre lui. Symptomatique, ce portrait est plutôt celui d’un fils, aussi fuyant qu’attachant, dont la voix hachée, tranchante et chevrotante, intrigue autant qu’elle désarçonne.

Le cinéma s’infiltre parfois dans le travail thérapeutique. Il peut ainsi s’inviter dans l’absence de verbalisation, révélant par l’étouffement même des mots des autres, ici maternels, la solitude traumatisée d’une existence mélancolique et encore en formation. Au spectateur ensuite de s’envelopper dans ces images comme dans un manteau de boue hivernale ou de rayons trop puissants, d’y voir le lieu privilégié d’un transfert potentiel. Ou, plus platement, d’y déceler une quête partageable, celle d’un homme encore si jeune et pourtant si plein du malheur des parents.

Comme dans un documentaire récent, Eldorado de Tony Quéméré (2022), la quête vers la vérité parentale se mue en identification des traumatismes. Or la généalogie n’est pas qu’affaire de dons pesants et négatifs, elle peut être l’espace d’une construction apaisée. La question est de savoir ce que peut le cinéma, pour le moins montrer – c’est-à-dire, dans ce cas précis, laisser poindre les monstres. Dernier appel avant la tenace et explosive mélancolie, ou bien premiers signes d’une indépendance durement acquise ?

Mathieu Lericq

France, 2021, 26 minutes.­
Réalisation : Noah Cohen. Scénario : Samir Titi et Noah Cohen. Image : Samir Titi, Noah Cohen et Joachim Larrieu. Montage : Lisa Raymond. Son : Samir Titi, Noah Cohen et Tiphaine Depret. Production : CinéFabrique.