"La vie sexuelle de mamie" d’Urška Djukić et Émilie Pigeard
Un voyage dans la jeunesse et les souvenirs intimes d’une grand-mère illustre le statut des femmes slovènes pendant la première partie du XXe siècle.
Une tendance de la création contemporaine semble partir d’un double postulat : une part féminine de l’Histoire antérieurement dissimulée serait à dévoiler, et le cinéma serait le moyen privilégié pour imaginer — au sens de mettre en images, de donner à voir — ce dévoilement à la fois urgent et nécessaire. Ce n’est pas tant la question de la reconnaissance du rôle joué par les femmes cinéastes qui s’avère cruciale que celle de l’identification d’enjeux sensibles, faisant écho à des contextes au sein desquels le schéma patriarcal a engagé certaines violences spécifiques touchant précisément au corps (et au cœur) des femmes. La vie sexuelle de mamie suit le mouvement en considérant comme matière première les témoignages de femmes ayant vécu en Slovénie au début du XXe siècle et réunis dans un livre publié en 2013 par la romancière féministe Milena Miklavčič : Ne joue pas avec le feu, le cul et les serpents (Ogenj, rit in kače niso za igrače). La réalisatrice slovène Urška Djukić et l’animatrice-illustratrice française Émilie Pigeard ont littéralement transfiguré cette matière pour en faire un film si singulier, et si essentiel.
La base textuelle originelle issue de l’ouvrage de Milena Miklavčič, aussi riche qu’hétérogène, n’est pas reprise in extenso dans La vie sexuelle de mamie. Il s’est agi pour les créatrices de trouver un point de focalisation, à savoir le personnage d’une grand-mère fictive prénommée Véra, qui puisse à la fois réunir dans son parcours différents enjeux mais aussi permettre l’identification du spectateur. La personnalisation unificatrice produit l’universalisation du propos. Aussi le personnage, dont on suit la trajectoire tragique à travers la voix-off, vit-il diverses situations marquées par la peur et la contrainte : les grossesses à répétition, le confinement obligatoire, l’effectuation de l’ensemble des travaux domestiques, la sexualité non-consentie, etc. C’est au fond de l’histoire d’une famille dont il est question, marquée par les traumatismes vécus par une grand-mère soumise à un système qui refuse toute forme de réflexivité sur les abus et les contraintes subies, mais dont les conséquences affectent les liens familiaux dans leur ensemble, de génération en génération.
Lauréat du César 2023 du meilleur court métrage d’animation, La vie sexuelle de mamie en impose par son originalité. Le traitement visuel de cette trame biographique peut surprendre tant il déplace les codes classiques du dessin animé. Renonçant à la combinatoire paysage-figures, il préfère laisser évoluer sur fond blanc des éléments épars, fixes ou mouvants, qu’il s’agisse de bouts d’espaces (fenêtres, routes), de figures humaines (principalement la grand-mère sous les traits d’une jeune femme) et de symboles (croix religieuses, par exemple). Notons la présence d’archives photographiques, au début et à la fin du film, leurs recadrages révélant les tensions nerveuses autant que sociales et intimes à l’œuvre. L’univers visuel manie avec brio les métaphorisations (figure féminine épousant la forme carrée que représente le foyer, maison devenant une barque voguant sur l’eau, etc.) et les jeux d’échelles, capable de pointer une ascendance masculine longtemps légitimée. La technique choisie relève du gribouillage enfantin et cartoonesque, laissant parfois jaillir tout l’humour (noir) de cette œuvre édifiante.
Mathieu Lericq
Slovénie, France, 2021, 13 minutes.
Réalisation : Urška Djukić et Émilie Pigeard. Scénario : Urška Djukić et Maria Bohr. Animation : Émilie Pigeard. Montage : Urška Djukić. Son : Julij Zornik et Žiga Rangus. Musique originale : Tomaž Grom. Voix : Doroteja Nadrah, Jure Henigman, Mara Vilar, Božena Zabret et Bojana Ciglič. Production : Studio Virc et Ikki Films.


