“La sonate à Kreutzer” d’Éric Rohmer
Un jeune architecte promis au succès, qui s’est consacré à son ambition sociale, décide d’épouser une jeune fille rencontrée dans une cave de Saint-Germain-des-Prés.
La tentation est toujours grande, quand on se penche sur les débuts d’un cinéaste majeur, de chercher les signes annonciateurs de l’œuvre à venir. Devant La sonate à Kreutzer d’Éric Rohmer, adapté d’une nouvelle de Tolstoï (elle-même inspirée de la sonate de Beethoven), une autre perspective temporelle impacte inévitablement notre vision : la transformation, au fil des décennies, d’un film de fiction en document sur son époque. Ce qui frappe en premier lieu dans ce moyen métrage, au point de faire presque écran, c’est la présence exceptionnelle devant la caméra du réalisateur du Rayon vert, interprète ici du personnage principal. Autour de lui, apparaissent les visages de ceux qui feront la Nouvelle Vague : Jean-Luc Godard, également producteur du film, et la bande des Cahiers du cinéma filmée lors d’une courte scène dans les locaux de la revue. On s’émeut notamment de voir parmi eux un André Bazin souriant, assis à son bureau.
Sorti en 1956 puis resté longtemps invisible, La sonate à Kreutzer semble acter, en parallèle du drame conjugal qu’il orchestre, le passage de ces jeunes Turcs de la critique à la réalisation. Il y a dans l’incarnation par Rohmer d’un architecte un lien évident avec sa conception de la mise en scène, et l’on trouve déjà dans ce film de jeunesse un personnage aux prises avec ses théories et constructions mentales. Ce nœud dramatique prend ici une dimension inhabituellement sombre, tourmentée, signe possible de l’empreinte laissée par le cinéma expressionniste sur le réalisateur encore débutant (et déjà auteur d’un essai sur Murnau). Cet héritage du muet semble d’ailleurs porté par le corps même du cinéaste, dont se dégage quelque chose d’un peu gauche, voire ridicule, et qui nourrit le caractère pathétique de cet époux trompé. Cette dimension est renforcée par le parti pris d’une voix off unique, celle du mari-narrateur (Rohmer donc, auteur jusqu’au bout), qui recouvre les dialogues et donne à la jeune épouse infidèle, interprétée par Françoise Martinelli, une présence muette troublante, à la fois charnelle et insaisissable.
Le récit, partagé entre soirées jazzy et scènes d’une vie conjugale artificielle et désenchantée, se nourrit d’une matière presque documentaire, libre, brute et moderne dans sa forme, et directement en prise avec la jeunesse représentée de manière assez opaque. Ces images résistent de manière troublante à la partition très écrite du film, partagé entre le jazz et la musique classique. La musique est ici centrale, elle sera rarement utilisée par la suite dans l’œuvre du cinéaste (hormis quelques exceptions comme Conte d’été, construit comme une chanson), néanmoins La sonate à Kreutzer nous rappelle à quel point elle conditionne l’écriture de Rohmer, qui lui donnera une autre forme à travers les voix singulières et inoubliables de ses interprètes.
Amélie Dubois
Réalisation et montage : Éric Rohmer. Scénario : Éric Rohmer, d'après la nouvelle homonyme de Léon Tolstoï. Image : Jacques Rivette et Roland Sarver. Interprétation : Éric Rohmer, Françoise Martinelli, Jean-Claude Brialy et Jean-Luc Godard. Production : Compagnie Éric Rohmer.