Cahier critique 27/02/2017

"La sixième face du Pentagone" de Chris Marker et François Reichenbach

Alors que ressort sur les écrans "Description d’un combat", découvrez les images de Chris Marker sur les contestations américaines contre la guerre du Vietnam.

21 octobre, 1967. Washington. La guerre du Vietnam dure depuis plus de quatre années. Plus les soldats sont envoyés nombreux au combat, plus la contestation intérieure grandit. Entrés en guerre pour des raisons incomprises par une large majorité d'Américains (se prémunir d'une invasion communiste en Asie), les États-Unis connaissent une ère de troubles dont les Américains n'ont plus l'habitude. La marche contestataire d'octobre 1967 marque un tournant dans le mouvement entamé car, pour la première fois, la volonté de s'impliquer physiquement dans une résistance à la guerre est mise en avant et quasiment structurée. Emmené par des étudiants, des insoumis, des hippies, le cortège de manifestants va donc marcher vers la Maison-Blanche, symbole intouchable du pouvoir, affronter les forces de l'ordre, et enfin occuper, le temps de quelques heures surréalistes, le Pentagone.

La force saisissante de ce document assemblé par Chris Marker et François Reichenbach tient autant dans la violence qui est montrée que dans la façon donc les deux réalisateurs nous montrent cet événement. Une scène, plus particulièrement, retient notre attention. Jusqu'au moment où les manifestants et les forces de l'ordre se font face, séparés de quelques mètres, la caméra est liée aux manifestants, épousant leur point de vue et leur rythme (le sit-in puis la marche vers le Pentagone). À l'instant où la violence éclate, la caméra change de camp et, contre toute attente, se retrouve derrière le rideau de soldats américains et peut ainsi filmer en gros plans les visages de jeunes GI's incrédules. Moments en suspens, éminemment émouvants parce que rendant compte du désarroi de tout un pays (celui des manifestants comme celui des militaires), ces quelques minutes filmées du point de vue des forces de l'ordre témoignent admirablement de la liberté laissée aux médias pour rendre compte de la réalité du conflit vietnamien. Aucun soldat, aucun chef militaire n'intervient pour déloger le caméraman et l'empêcher de filmer ce qui, fatalement, va nuire à l'image de la Maison-Blanche.

« La guerre du Vietnam marque une ère de transparence, vouée à l'obscénité d'un robinet tragique et d'un tout-à-l'image fascinant », nous dit Serge Daney. Le document de Marker et Reichenbach est le témoin de cette période exceptionnelle dans l'histoire audiovisuelle de la guerre. Alors que la télévision est devenue depuis les années 1950 (c'est-à-dire après la Deuxième Guerre mondiale) le média principal des Américains, le conflit vietnamien sera la seule et unique tentative d'une guerre retransmise et vécue en direct. La télévision représente à cet instant l'instrument utopique permettant de livrer aux téléspectateurs une réalité brute et n'est pas encore utilisée comme un instrument de pouvoir et de contrôle. Encore innocente car sans doute trop sûre d'elle, l'Amérique de Johnson a donc laissé photographes, cinéastes et journalistes filmer la guerre telle qu'elle se déroulait réellement (massacre de villages vietnamiens au napalm, etc.). Les images de la contestation intérieure bénéficièrent du même laxisme, d'une sorte de droit à l'image sans aucun contrôle étatique. C'est pourquoi Marker et Reichenbach peuvent filmer des scènes d'une violence rare sous les fenêtres de la Maison-Blanche. Plus tard, la caméra des deux cinéastes se permettra même d'enregistrer la manifestation sur les toits de la Maison-Blanche. Ces images, décrivant un pays en réelle perdition, ajoutées à toutes les autres, auront pour conséquences de traumatiser tout un pays et de renforcer la contestation, faisant prendre conscience dans le même temps de l'importance de l'image en temps de guerre.

Le rendu audiovisuel de la guerre du Vietnam est en soi une date et va provoquer un changement radical. Comme le dit Benjamin Stora (in Imaginaires de guerre) : « Le problème ne sera plus de censurer de manière visible et autoritaire "par le haut'' mais de mieux communiquer, d'améliorer les techniques de dissimulation, de mise en scène. Et de commencer à réfléchir sur la manière de livrer les images. » La sixième face du Pentagone constitue donc un précieux témoignage de ce qui a été et ne sera plus. De la guerre des Malouines au début des années 1980 à la guerre du Golfe, les conflits ne seront plus jamais filmés comme au Vietnam, les images ne seront plus livrées au monde innocemment, l'ellipse, via les coupures de montage appropriées, devenant la règle. Si la guerre du Vietnam représente dans l'histoire des États-Unis une perte d'innocence et le début d'une période de crise s'estompant au début des années 1980, elle symbolise aussi l'innocence perdue d'un média alors immaîtrisable par les aurorités et donc intimement liée à la réalité.

Luc Lagier

Article paru dans Bref n°48, 2001.

Réalisation : Chris Marker et François Reichenbach. Image : Chris Marker, François Reichenbach, Christian Odasso et Tony Daval. Montage : Carlos De Los Llanos. Son : Antoine Bonfanti et Harald Maury. Texte : Chris Marker, dit par Henri de Turenne. Production : Les Films de la Pléïade, S.L.O.N.