Cahier critique 20/09/2022

“La rivière Tanier” de June Balthazard

La grand-mère de la réalisatrice est un mystère depuis qu’elle a perdu la mémoire. À cause d’un secret de famille, la simple évocation de sa vie suffit à raidir les corps. Avec un procédé proche de la gravure, ce film d’animation emprunte à l’archéologue le geste qui consiste à creuser, pour révéler à travers les souvenirs enfouis, une identité créole.

­Le passage du temps entraîne une récolte tâtonnante de souvenirs épars. Arriver trop tard dans la vie d’une personne avive le désir d’en creuser le passé. Sa présence qui s’estompe et le mystère sculpté en notre absence qui s’épaissit. Alors, nous nous en remettons à nos proches et à leur mémoire, dans l’espoir qu’ils étoffent la nôtre, encore labile.  

Aux premières images, la métaphore. Sur fond noir, une paupière en tracés hachés se relève, la pupille accueille le récit. Avant que l’esclave ne monte sur le bateau, un rite le faisait tourner sept fois autour d’un totem. Au septième tour, il était supposé avoir tout oublié de qui il était. June Balthazard entendit cette histoire de la bouche de sa grand-mère. “C’est ça, la créolité : à un moment, n’avoir plus rien eu, avoir dû tout réinventer”, complétait-elle ensuite. Être dépossédée, arrachée à ses terres et devoir se reconstruire, Marie Lourdes y fait à nouveau face. À présent, sa mémoire l’abandonne, sa propre identité lui échappe. Alors le court métrage documentaire de sa petite-fille essaye de la lui restituer. La rivière Tanier est à l’instar d’un journal intime narrant l’existence et la personnalité d’un être qui a un jour compté. Un émouvant hommage. 

Penchés au-dessus de l’épaule de cette cinéaste issue du Fresnoy, nous soufflons avec elle sur la couverture poussiéreuse de l’album photo, puis nous y entrons délicatement. Le portrait en mosaïque de sa grand-mère se dessine, sur fond de croyances mauriciennes, de berceuses et de légendes, baignant dans une dimension temporelle diffuse, indéfinie. Immortelle et infinie. La douce voix de la réalisatrice nous envoûte, chaque témoignage oral recueilli est un coup de pinceau qui s’ajoute à la toile. Qui parle, à quel moment ? On ne sait pas, mais les liens se devinent. Les différents traits de la personnalité de Marie Lourdes se dégagent, précis ou généraux, de caractère ou plus anecdotiques. Une femme si imperceptible. Le tableau se dévoile dans une plasticité ingénieuse. Nous épousons des traits rappelant la gravure autant que des vidéos d’archives, nous éprouvons le silence autant que des mots pesés, la fixité autant que le mouvement. Le dessin épuré, figuratif, prête aux personnages un caractère vivant et sans pesanteur. Si “la langue créole a pour particularité d’être une langue comme un album d’images”, ce court métrage offre une forme concrète à des images mentales, dans un magnifique flux visuel en constante métamorphose. Est-ce la rivière que nous discernons ?  

Ainsi, par ce geste artistique libre, d’une pureté et d’une pudeur absolues, June Balthazard nous confie ce combat contre la maladie d’Alzheimer, qu’elle mène grâce à l’intériorité, grâce à l’intime. Et les témoignages, divergents car découlant d’une perception individuelle, nous interrogent sur la fabrication de l’image que l’on garde des gens, de celle que tisse le temps. Au terme de tous ces chemins possibles ne restent que des impressions, des apparitions. On ne peut plus voir, seulement distinguer la silhouette. Si la maîtrise linguistique de Marie Lourdes lui conférait un humour ravageur, la patte artistique et la justesse de June Balthazard doit attiser notre curiosité. Dans le sillage des mots ou des images, dans ce livre qui n’en est pas un, l’aura d’une présence-absence est palpable. Le mystère se meurt timidement et le passé est paradoxalement éprouvé au présent. Comme un ressac, nous décidons d’y revenir. 

Lucile Gautier 

France, 2017, 17 minutes.
Réalisation et scénario : June Balthazard. Montage : Jérôme Erhart et June Balthazard. Son : Martin Delzescaux. Production : Le Fresnoy.