Cahier critique 08/07/2020

“La Persistente” de Camille Lugan

Elle sème la terreur dans toute la région !

Le premier plan, vibrant, palpitant, s'il déstabilise, donne d'emblée le ton : ce corps nu entrelacé à sa monture mécanique annonce un film qui aura certainement plus à voir avec Crash de David Cronenberg qu'avec Easy Rider de Dennis Hopper. Car le lien unissant Ivan à sa moto est aussi organique que charnel. L'emprise de la machine ne redouble aucunement celle, ouvertement maléfique, d'une Plymouth Fury sur un autre jeune homme dans un célèbre film de John Carpenter. Ivan n'est pas possédé comme l'Arnie de Christine l'était par sa voiture : il est simplement, littéralement – c'est bête à écrire – amoureux de sa moto. Relation exclusive et réciproque promettant à la mort quiconque s'interposerait, quiconque tenterait de lui voler l'aimée.

La sécheresse elliptique du film tient à distance le possible ridicule de ce postulat dont la réalisatrice assume le potentiel érotique. Certes, le motif n'est pas nouveau et le cinéma de genre a de longue date célébré la métaphore associant engin mécanique et femme aimée, désirée. Mais Camille Lugan le fait explicitement, avec une candeur qui procure sa force poétique à ce film étonnant. Quand un autre enfourche la Persistente, qui se refuse à démarrer, quand un autre introduit la clé de contact dans le barillet, c'est explicitement un viol, une pénétration, que filme la réalisatrice. Dès lors, le film épouse les codes du récit de vengeance (où l'on meurt par où l'on a péché) en même temps que ceux du western : Ivan, travailleur saisonnier de passage dans une station désertée des Pyrénées, évoque vite l'indien des mythologies hollywoodiennes. Maquillant son visage d'une tête de mort quand il passe à l'action, se couchant sur le bitume pour entendre le grondement lointain de sa machine et à sa place nulle part, sinon sur les routes infinies sur lesquelles le dénouement l'abandonne, tel le cavalier iconique disparaissant dans le soleil couchant.

Ce jeu délibéré avec les clichés convoque un imaginaire cinéphile sur lequel repose beaucoup ce premier film. Mais sa belle étrangeté tient surtout à la nature ambiguë d'un lien amoureux ressemblant, dans les moments les plus dérangeants (la scène du baiser à une autre), à un pacte de sang emprisonnant Ivan dans un devenir-machine auquel il ne pourra peut-être, tel un damné, jamais se soustraire...

Stéphane Kahn

Article paru dans Bref n°124, 2019.

Réalisation et scénario : Camille Lugan. Image : Noé Bach et Alexis Cohen. Montage : Baptiste Ribrault.
Son : Clément Trahard, Olivier Voisin et Gaël Éléon. Musique originale : Rémi Boubal.
Interprétation : Julien Drion, Harold Torres et Angelina Woreth. Production : Caïmans Productions.