"La part maudite" de Christian Vincent
Poète hédoniste, architecte doux dingue ou écolo précurseur ? Son credo : faire de sa vie une œuvre d’art !
Au début, entre l’accent du sud et le débit précipité, on ne comprend pas tout, on entend une référence à “Archiloque” sans être certain d’avoir bien saisi ce nom dont nous ne savons rien, un poète élégiaque grec, qui, dans l’antiquité, comme nous le découvrons après une recherche, était comparé à Homère. Cheveux longs, gilet coloré sans manche sur son torse nu, légères rondeurs hédonistes, sourire farceur, l’homme qui, en pleine nature ensoleillée, raconte le projet architectural pour le moins singulier auquel il s’est attelé, dégage à la fois une énergie communicative et un léger trouble, celui de ces soliloqueurs impénitents à l’énergie excessive, aux frontières d’un vague dérèglement psychique.
Son numéro semble bien rodé, il n’est pas économe de formules – “quand on construit, on se construit” – et il récite sans ciller une phrase qu’il veut afficher sur un mur : “Seule l’audace offensive du désir peut poser sur la berge des rivages les visages des profondeurs.”
La part maudite est le seul documentaire jamais réalisé par Christian Vincent. Il était lycéen quand il a rencontré Michel, alors étudiant aux Beaux-Arts et proche des mouvements libertaires. Il a eu vent de ce projet quand l’homme est parti dans le Gard pour bâtir cette maison communautaire, ce projet “d’architecture érogène” et dont le titre du film, emprunté à Georges Bataille, dit bien la dimension critique à l’égard d’une économie dévolue à la croissance. C’était il y a trente ans, mais ce programme architectural aux ambitions collectives, dont on découvre peu à peu les enjeux, se révèle habité par des considérations écologiques très actuelles.
On sent sa jubilation à décrire cette maison en construction et la force de son verbe nous ferait presque déjà voir le séjour situé dans la pointe de cette partie de la maison en forme de phallus, la chambre d’amour, la baignoire à deux places, la mezzanine faisant l’amour avec les étoiles, le couloir des passions, la chambre pour voir le soleil se lever…
Il faut un certain temps pour que, la nuit venue, il se livre à d’autres confidences et que cette utopie à ciel ouvert prenne une teinte plus sombre. On comprend alors combien le monologue qu’il nous a offert est frère d’une solitude qui s’est peu à peu installée dès lors que les compagnons engagés dans l’aventure ont un à un quitté le navire. Son témoignage a alors quelque chose de poignant, un doute s’installe. Ce soi-disant chantier ne dégage-t-il pas plutôt un certain sentiment d’abandon ?
On sait que le Jardin des tarots, en Toscane, est demeuré inachevé du fait du décès de Niki de Saint-Phalle. Il faudrait aller voir dans le Gard ce que cette construction est devenue. Les quelques images qu’on trouve sur Internet semblent confirmer l’inachèvement de la Grange des ardents, trace d’une tentative pionnière et, maintenant, objet d’une curiosité touristique.
Jacques Kermabon
Réalisation et scénario : Christian Vincent. Image : Bernadette Marie. Montage : Anny Danché. Son : Éric Marie. Production : M.C. Films.