Cahier critique 10/02/2021

“La musique” de Jean-Benoît Ugeux

La musique est l’histoire d’un père et d’un fils. Ou plutôt, l’histoire des retrouvailles entre un père et un fils qui se sont peu vus depuis de longues années et qui tentent, malhabilement, de renouer un lien... Malheureusement, le temps est déjà trop passé par là, les nœuds seront impossibles à resserrer. Mais s’ils se perdent à nouveau, le père arrivera néanmoins à laisser un héritage à son fils : l’amour de la musique..

“La musique”. Au moment d’entrer dans le film, une interrogation affleure. Parlera-t-on ici de la musique comme art fondamental, au statut irréfutable, sinon sacré  ? En partie, tant le protagoniste (qu’incarne le réalisateur lui-même) vit en véritable sacerdoce son métier d’éditeur de disques, prolongement naturel de sa belle passion. Mais pas seulement  : il y autre chose… On aura pensé aussi à la musique comme étant “bien connue”, selon l’expression qui a presque directement inspiré un autre cinéaste funambule, Alain Resnais. On connaît la chanson, mais aussi la musique. Celle du conflit de générations entre les héritiers de l’après-68 et leurs enfants dits “millenials”, que les premiers ont tant de mal à cerner et comprendre. Il y a aussi de cela dans le film, mais ce n’est pas tout. Il y apparaît en outre cet emploi du terme, fréquent chez les critiques de cinéma ou de littérature, au sens où un auteur parvient à distiller la sienne, de musique, souvent alors qualifiée de “petite”. Et effectivement, Ugeux s’y adonne à son tour au long de ce presque moyen métrage aussi maîtrisé que généreux dans ce qu’il donne à voir. Mais ce serait sans doute amoindrir la dimension du film, avec sa réflexion en abyme sur le fait de se mettre en scène, que de s’arrêter à cela. 

La musique trouve son tempo en s’appuyant sur l’art de la nuance, la meilleure voie pour échapper aux clichés. Une scène nodale montre le personnage du père faisant écouter à son fils adolescent, Balthazar, une œuvre d’art lyrique qui le transporte et le bouleverse, lui traduisant ce qui est dit en allemand par les interprètes, aussi habité qu’eux. Une série de champs/contrechamps sépare le duo, le premier étant complètement mobilisé par ce moment qui l’élève, presque en transe, volubile à l’excès et indifférent à ce qui peut l’entourer ; son rejeton l’observe en silence et ce qu’on lit sur son visage suggère successivement l’ennui, l’irritation, le mépris même, et pourtant une certaine tendresse et un savoir-vivre l’amenant à acquiescer lorsque son géniteur lui demande s’il a apprécié – lui aurait dit “kiffé” – le moment. Mais le garçon ment-il pour autant  ? La suite brouille une interprétation aussi hâtive et finalement, Balthazar se surprend à découvrir des horizons musicaux insoupçonnés, qui lui ont été désignés presque malgré lui par l’obsession paternelle. Il tente de partager son engouement avec une donzelle de sa classe, peu réceptive, et cet échec relance un mouvement de balancier générant une rancœur envers ce père coupable de ses absences passées, au-delà de tentatives récentes d’être plus présent, sinon plus attentif. Et c’est ainsi que se voit battue en brèche l’impression d’une normalisation de la relation du tandem… 

C’est là toute la valeur de l’écriture d’Ugeux : être père, c’est compliqué, rien n’est jamais acquis et vouloir rattraper le temps perdu est “coton”. Mais être fils s’avère aussi complexe, délicat, décevant. Avec souvent la nécessité de se construire en dehors ou même carrément en opposition au monde de celui dont on descend directement. L’effet de miroir de La musique avec le court métrage suivant de Jean-Benoît Ugeux, Abada, récemment présenté en compétition nationale au Festival de Clermont-Ferrand 2021, enracine ce qui se profile comme un tropisme d’auteur. Un autre trou béant entre un père démissionnaire, à peine conscient de ses carences, et un fils luttant contre le flot de reproches qu’il aimerait lui jeter à la face. Avec en plus le spectre de l’éducation libertaire, discutable et aujourd’hui discutée, de cette génération des boomers tournés vers leurs rêves de changer le monde (dont certains se voient mis au ban – pour d’autres raisons – par l’actualité récente). 

Et l’espoir d’une révolution ou la soumission entière à un art, au final, se rejoignent dans les probables dommages causés sur le ressenti d’enfants persuadés d’avoir été, au-delà du confort matériel, délaissés, peu écoutés, mal aimés. On attend déjà la façon dont ils et elles le raconteront eux-mêmes, dans leurs films, une fois passé le cap d’être à leur tour devenus parents.

Christophe Chauville

Réalisation et scénario : Jean-Benoît Ugeux. Image : Florian Berutti. Montage : Nicolas Rumpl. Son : Bruno Schweisguth et Vincent Villa. Interprétation : Jean-Benoît Ugeux, Balthazar Monfé, Sandrine Blancke, Séléné Guillaume et Norah Langhoff. Production : Apoptose, Origine Films, Wrong Men et RTBF.