“La mort du cinéma” de Vincent Barrot
Dans une ancienne salle de cinéma délabrée, prête à fermer, la Cinémamecque, Jean-Luc Godard, Stanley Kubrick, Agnès Varda et d’autres cinéphiles assistent à la dernière séance de projection d’un film en pellicule, sur grand écran. Pour conjurer la mort du cinéma, les frères Bogdanoff imaginent un cinéma extraterrestre avec projection sur le grand écran de la voie lactée. La mort du cinéma serait-elle une mort joyeuse et une reconquête du temps et de l’espace ?
Petite entreprise autogérée, la “Cinémamecque” nous donne des nouvelles du cinéma depuis une dizaine d’années. D’abord conçue en miroir déformant de la Cinémathèque française, maniant les blagues d’initiés autour de spectateurs ou d’animateurs/acteurs emblématiques du lieu, la petite fabrique animée de Vincent Barrot sut bientôt s’élargir en espace critique et poétique délicieusement insolite.
Façonnés en autarcie par un amateur éclairé qui sculpte, écrit, anime et imite, ces films – où le caractère rudimentaire de l’animation est inversement proportionnel au soin apporté à la confection de figurines en pâte à modeler – dessinent surtout la galaxie intime d’un cinéphile dont l’appétit insatiable déborde fréquemment le septième art pour ponctuellement convoquer d’autres héros emblématiques qui, de Bruce Springsteen à Patrick Modiano, sont aussi les nôtres.
Dans cette manière d’associer, de mêler, de mélanger, de faire dialoguer des cinéastes ou des acteurs que la temporalité ou l’éloignement géographique n’ont pu dans la réalité mettre en présence, Vincent Barrot participe à sa manière d’une florissante culture du mash-up, où même des personnages emblématiques (E.T., Nosferatu ou Dark Vador) interagissent ensemble. Mais ici le remploi ne passerait plus tant par le montage et la collision (comme, de manière exemplaire, dans le magazine en ligne Blow Up de Luc Lagier, sur le site d’Arte) que par la fabrique minutieuse d’une utopie en lieu clos, où réalisateurs, comédiens, personnages, critiques et passeurs seraient rassemblés dans une salle, toujours la même, face au grand écran, pour célébrer l’amour du cinéma.
C’est pourtant de la mort du cinéma – ce cliché – que parle le dernier film de Vincent Barrot. Il est d’ailleurs saisissant, au moment d’écrire ces lignes (en novembre 2020, donc), de relever la part involontairement visionnaire d’un film où un Jean-Luc Godard se remémore ce moment terrible où les projections sur grand écran furent interdites. Comme si, après une vingtaine de films et alors qu’il ignorait en filmant ce nouveau projet qu’en 2020 les salles seraient bientôt fermées pour de vrai, Vincent Barrot avait eu le pressentiment que les murs de la “Cinémamecque” risquaient de finir par scléroser son projet, qu’il lui fallait déménager, passer à autre chose. À savoir, plutôt que le laisser mourir dans un entre-soi certes confortable, réinventer le cinéma (vaste entreprise !) : un cinéma bigger than life à la mesure duquel les écrans de téléphone ou d’ordinateurs ne sauraient se mesurer.
Les ambassadeurs d’une telle rêverie, d’une échappée cosmique où les films de John Ford seraient projetés sur la voute céleste, sont, dans La mort du cinéma, deux figures people décriées : les frères Igor et Grichka Bogdanoff, dont on a trop oublié à quel point ils furent, pour des jeunes gens de la génération de Barrot, des passeurs (au même titre que Jean Douchet, figure récurrente ouvrant d’ailleurs ce nouveau film ? Sans doute, oui !). Car c’est bien dans leur émission Temps X que l’on découvrait dans les années 1980 certains pans du cinéma fantastique et plus encore des épisodes de La quatrième dimension !
Ce détour par la télévision explique aussi, à notre niveau, pourquoi on apprécie tant les films de Vincent Barrot : parce qu’ils voyagent dans nos cinéphilies sans souci de chapelles, de hiérarchies, de noblesse ou d’impureté, parce qu’ils mettent en images des fantasmes, des rencontres, des intuitions, des fulgurances théoriques avec une candeur et un enthousiasme qui n’appartiennent qu’à leur auteur. Mais en lesquels chaque cinéphile peut, un temps, se projeter.
Stéphane Kahn
Réalisation, scénario et voix off : Vincent Barrot. Image : Vincent Barrot et Sophie Dolivet. Musique originale : Olivier Orient. Production : Couleur de Temps et Cinémamecque.