"L’homme silencieux" de Nyima Cartier
Paris-La Défense. Pierre regarde par la fenêtre, depuis le 17e étage de la tour où il travaille : en bas, un de ses collègues est assis sur un banc depuis des heures, dans le froid, sans bouger. Il vient de se faire licencier et ne semble pas vouloir rentrer chez lui. Du haut de sa tour, Pierre se demande s’il doit intervenir.
C’est une anomalie, un homme immobile dont on apprend qu’il s’arrêtât brusquement de travailler, qu’il vient d’être renvoyé, et qui, par sa simple présence en contrebas d’immeubles de bureaux, résiste, détonne, incommode. Variation sur Bartleby, nouvelle d’Herman Melville, le film de Nyima Cartier remplace Wall Street au XIXe siècle par La Défense aujourd’hui, le regard de l’employeur par celui d’un salarié, témoin impuissant de cette étrange déchéance.
Pierre, donc, au regard duquel la mise en scène s’accorde, c’est juste une voix (celle de Jules Sagot). Son statut d’observateur redouble celui du spectateur par un parti pris formel puissant. Ce point de vue subjectif (sur-cadre de la fenêtre en amorce, panoramiques brutaux cherchant l’homme du banc le premier matin), la réalisatrice s’en affranchit vite. Les échelles vont changer, le zoom s’imposer et l’image se faire plus granuleuse. Comme si toute tentative de rapprochement se faisait inquisitrice, proche par la définition grossière de l’image de celle de caméras de surveillance (on songe, pour la verticalité déshumanisée, au court métrage d’Henri Herré Le ciel saisi, 1983). Comme si l’on ne pouvait faire le point, autrement dit comprendre ce qui meut Blanchot : le choix d’un tel patronyme pour un être comme une page blanche forçant le clin d’œil à un philosophe – prénommé Maurice – qui, parmi, d’autres décrypta Bartelby.
L’homme du banc, précisons-le, c’est Alexandre Steiger, membre de la troupe des Chiens de Navarre, réalisateur et écrivain talentueux de surcroît. Soit, littéralement, un comédien irréductible à une fonction, un emploi, qui se retrouve observé par un plus jeune que lui, rendu célèbre par une série à succès (Le bureau des légendes). Osons une hypothèse : le casting même, le dedans et le dehors, ce rapport de verticalité, ne pourrait-ce être une allégorie de castes cinématographiques disjointes ? L’industrie (en haut) face à l’indépendance (en bas) ?
Ainsi, Blanchot, le déclassé, s’évapore-t-il dans un fondu libérateur tandis que les fenêtres des bureaux, encadrant Pierre et bouchant son horizon, semblent diffracter par leur reflet autant de chutes guettant celui qui n’a pas encore craqué et dont le film fouille le reste d’empathie. Dans le « flux flou de la foule » (pour reprendre la formule d’une chanson de Françoiz Breut), l’épilogue raccorde avec l’ouverture d’un court – à La Défense, déjà, une foule de travailleurs anonymes et flous – dont on ignore si la réalisatrice Nyima Cartier l’a vu. Ce film de Florence Pezon, produit par le Grec en 1998, s’intitulait I Would Prefer Not To, des mots même de Bartleby, duquel il racontait déjà la singulière destinée. D’un film l’autre, l’écho entêtant d’une œuvre universelle, à jamais d’actualité.
Stéphane Kahn
Article paru dans Bref n°127, 2022.
France, 2020, 14 minutes.
Réalisation et scénario : Nyima Cartier. Image : Balthazar Lab. Montage : Esther Lowe et Nyima Cartier. Son : Hadrien Bayard, Antoine Baudouin et Niels Barletta. Musique originale : Pablo Altar. Interprétation : Alexandre Steiger, Jules Sagot, Victoire du Bois et Solal Bouloudnine. Production : Mabel Films.