Cahier critique 21/05/2018

“L’art de la turlute” de Gérard Pirès

Hommage à Jacques Higelin avec cette rareté de 1969.

Le jeune homme à moustache, rouflaquettes, Beatles boots et pantalon orange joue du saxo, fait de la moto, du judo, soliloque, séduit, minaude, éructe, se fait sucer… en fait des tonnes. Face à la caméra pendant dix minutes, seul (ou presque) et de tous les plans, c’est un showman déjà – un visage, un physique – un chanteur qui n’a pas encore tout à fait trouvé sa voix, un jeune acteur des années 1960 sur le point de passer à autre chose, porté par l’air du temps : celui d’un printemps 1968 dont les volutes tenaces imprègnent, un an plus tard, les écrans de cinéma d’une décennie s’achevant.

Tout Jacques Higelin, poète enjôleur et loubard grimaçant, est là, dans quelques plans où le voici improvisant un texte délirant pour un court métrage entre nihilisme pré-punk et euphorie libertaire… Revoir L’art de la turlute un mois après la disparition du chanteur, c’est mesurer comme partout, déjà, sa personnalité débordait : dans la séduction d’abord, dans sa manière de haranguer, de gueuler, de prendre à parti ensuite – manière qu’on lui connut plus tard sur scène et qu’il porta à notre extrême jubilation dans l’ultime morceau, incendiaire, de son dernier album (À feu et à sang).

Plus qu’“un truc totalement con et absurde, mais marrant” – ainsi qu’il qualifiera le film en 2001 dans un entretien pour TéléramaL’art de la turlute est un poème frénétique, où le plaisir sexuel le dispute aux élans révolutionnaires, un film libre nimbé de mélancolie où le revers d’un hypothétique progrès social est l’infinie tristesse gagnant l’interlocutrice d’un héros promis à une mort fatale (bêtement renversé par… un tank). Avec ses manières “nouvelle vague” pour rire, sa tenue dépenaillée et négligée, le film de Gérard Pirès (qui avait déjà signé Erotissimo avec Jean Yanne et Annie Girardot et qui, bien plus tard, dans les clous, réalisera le premier Taxi…) est un brulot un rien immature porté par un acteur qui n’aime déjà plus tellement le cinéma. Le réalisateur refera pourtant appel à lui quelques années plus tard pour Elle court, elle court la banlieue, film qui fera date et qui, n’était-ce le souhait du chanteur/comédien de retourner à sa communauté sitôt le tournage terminé, aurait pu nous priver, s’il avait persévéré devant les caméras, d’une discographie essentielle : “J'étais catalogué jeune premier marrant. Dans Elle court, elle court la banlieue, j'avais un rôle anodin, le p'tit mec qui vit avec sa p'tite femme. Ça me faisait chier. C'est à cause de cela que j'ai arrêté complètement... Le cinéma ne me manque pas... Il fallait attendre des heures que la caméra et les éclairages soient prêts pour dire trois répliques” (Jacques Higelin, Jean-Marie Leduc et Jacques Vassal, Albin Michel, 1985).

De “Jack in the Box” qui “s’éclate au saxo” jusqu’à “Je suis mort qui dit mieux” en passant par “Avec la rage en d’dans”, on se gardera toutefois d’énumérer l’infinie liste de chansons dont on pourrait s’amuser à superposer le texte aux images du film. Le constat d’une telle proximité, l’effet de reconnaissance immédiate produit par quelques gros plans, par une démarche élastique qui usera le plancher de tant de scènes, suffit pourtant à démontrer comme le complice de Rufus et de Brigitte Fontaine, involontairement sans doute, mit son emprise sur un film anecdotique qui finit par lui ressembler d’un bout à l’autre, qu’il vampirisa totalement. Cela suffit-il à en faire un grand film ? Certainement pas. Pourtant, n’en déplut à Higelin, ce court métrage a tout, à la revoyure, de ce “Cult Movie” imaginaire qu’il chanterait plus tard, en 1985.

C’est aussi, surtout, au moment des commémorations, la photographie d’un mois de mai quinquagénaire qu’il arpenta, un an avant le tournage, en flâneur curieux. Pas si loin, parfois, du bohème velléitaire ici mis en scène par Gérard Pirès : “Même pendant Mai 68, je n'avais pas vraiment milité – en tout cas, je ne faisais partie d'aucun groupe. Bien sûr, ça m'excitait ; j'étais dans la rue... mais sur ma mobylette, pas dans les manifs. Je roulais, je bougeais, j'aimais voir Paris ainsi. Quand je repérais des flics, je prévenais les uns les autres. Il m'arrivait aussi de penser à autre chose et d'aller me balader sur les bords de la Seine.” (Je vis pas ma vie, je la rêve, Jacques Higelin avec Valérie Lehoux, Fayard, 2015).

En 2018, d’un triste jour d’avril à un printemps révolutionnaire revisité, autant de raisons de (re)découvrir ce film rare.

Stéphane Kahn

Réalisation : Gérard Pirès. Interprétation : Jacques Higelin. Production : Les Films de la Pleïade.