Cahier critique 29/01/2021

“L’appartement” de Raphaël Frydman

Un appartement dans la résidence qui m’a vu grandir. Je n’y étais pas revenu depuis trente ans.

Ce soir, j’ai pris ma valise, ma caméra, et je suis parti pour un court voyage, à quelques stations de métro de chez moi.” La voix off, assurée par le réalisateur Raphaël Frydman lui-même, prend des accents sobrement littéraires, sur un registre de journal, pour introduire son aventure. Une aventure d’ampleur modeste, en apparence, mais correspondant pourtant à une odyssée intime éminemment importante. Peu importe la distance kilométrique, à peine moins réduite que pour l’héroïne du Chambre 212 de Christophe Honoré emménageant dans un hôtel en face de ses propres fenêtres  ; il s’agit surtout là d’un déplacement dans le temps. 

À la croisée des chemins de la mid-life, celui qui parle à la première personne revient, pour trois jours et trois nuits, dans l’immeuble où il a grandi durant les dix premières années de sa vie et où il n’a plus jamais remis les pieds. Le fantasme est prégnant pour beaucoup d’entre nous de retrouver, l’âge avançant, le tout premier endroit où la vie a commencé à s’écouler. Parfois, ce lieu originel n’existe plus, détruit par les pelleteuses. Ou alors il a subi tant de bouleversements qu’on ne le reconnaît pas. Pour Frydman, l’imposante résidence du XIVe arrondissement de Paris (joliment baptisée Le Méridien, même si cela n’est pas énoncé) où il vécut avec ses parents et son frère dans les années 1980 – lui-même est né en 1977 – est toujours debout, et beaucoup de choses en son sein n’ont pas bougé. La caméra en enveloppe les détails, cadrant comme pour mieux les capturer dans la cage de la mémoire – visuelle autant que rêvée – le grand hall, son carrelage verdâtre et ses sièges en cuir fatigué, les impressionnantes rangées de boîtes à lettres, etc. 

Particulièrement cinégéniques, ces intérieurs très sixties, avec leurs lettres de laiton sur certaines portes (telles celles du local pour “voitures d’enfants”) ou les écriteaux vintage à l’américaine (sans doute jadis lumineux), participent à cristalliser le trajet remontant le temps et les décennies se brouillent littéralement : “Rapha” évoque un gamin avec qui il engage la conversation et qui va à la même école que lui, mais à l’image, on le voit adulte, aujourd’hui, en compagnie de son ami retrouvé, Vincent, qui habitait deux étages plus haut. 

Les années ont filé si vite. Il s’est même désormais écoulé plus de temps depuis la sortie du premier long métrage de Raphaël Frydman, Adieu Babylone, en 2001, qu’entre celle-ci et la période enfantine évoquée ici. L’époque des gadgets (parfois déceptifs) du célèbre illustré Pif, des courses chez Félix Potin et des discussions parentales encore suspendues à l’espoir du Grand soir. Celle des “petits cailloux de l’enfance”, aussi, qui empêchent parfois d’avancer, même trente ans après. 

L’appartement n’est pourtant pas un film nostalgique, juste une courte introspection filmique dressant cet implacable constat, ouvert par la conclusion et qu’on oublie au fil du rythme effréné de nos existences, ponctuées de projets parfois avortés et de relations mal gérées  : “C’est peut-être nous qui passons.” Il faut parfois faire un pas de côté, par exemple sur sept petites minutes de cinéma, pour se le remettre en tête. 

Christophe Chauville

Réalisation, scénario, image et montage : Raphaël Frydman. Son : Sébastien Wéra. Interprétation : Raphaël Frydman et Vincent Baldo. Production : ARSHAV.