Cahier critique 04/03/2020

"Jol" de Vladimir Munkuev

Un film noir au fond de la Sibérie.

Rares sont les films qui, sans vouloir provoquer le moindre effet de suspense, surprennent constamment leurs spectateurs. Jol en fait partie. Tourné à Iakoutsk (nord-est de la Russie), d’où est originaire son réalisateur Vladimir Munkuev, il dresse le portrait d’un homme à l’attitude énigmatique et aux gestes atypiques. Il s’appelle Kolya, il a une trentaine d’années, il est gardien de nuit. Dans sa vie morose et banale s’intercalent des moments de plaisir relatif pendant lesquels il boit, en compagnie de son collègue de travail et de la serveuse d’une supérette (qu’on soupçonne d’abord être la petite amie de ce dernier) : Svetka. Kolya, s’il ne fait montre clairement de son attirance pour elle, entreprendra bientôt de renverser le cours des choses en tentant de la séduire. À l’image de ce personnage à la fois taciturne et transparent, dont on ne comprend pas directement les intentions, le film avance ses pions, lentement mais sûrement. La mise en scène parfaitement maîtrisée, reposant sur une récurrence de plans de façades, de surfaces réfléchissantes et d’écrans de télévision, semble elle-même indiquer que l’enjeu du film réside dans ce que suscite l’exposition de la matérialité : que se passe-t-il au-delà des murs, des façades et des écrans ? Et que nous dit un visage sur l’intériorité d’un être, ses espoirs et ses aspirations ? En dehors de la matérialité spatiale de cette réalité plutôt morne, le film se met donc en quête d’une humanité bien cachée.

Jol joue sur des contrastes évidents : entre grisaille et effusions multicolores, entre extériorité moribonde et intériorité chaleureuse, entre extrême douceur (Kolya pulvérise quotidiennement d’eau son pot d’anthuriums) et attitude rustre, entre rythme lancinant du quotidien et brusque envie de fuir. Cet univers intrigant est la toile de fond d’un déclic d’ordre existentiel, d’ailleurs marqué au niveau chromatique sur un mur, dès le début du film, par la présence d’une limite entre le jaune et le bleu. Un moment décisif qui le pousse à faire un prêt bancaire pour pouvoir non seulement s’acheter une chevalière en or (et avec elle, supposément, du prestige) et les bières les plus chères vendues par Svetka, espérant par là gagner de la valeur aux yeux de cette dernière. Faut-il y voir un refus de l’humiliation et la recherche de l’amour partagé ? Une volonté acharnée de retrouver un honneur perdu ? C'est sans parler de la violence aveugle et meurtrière qui habite le personnage et qui se porte, finalement, sur l'objet de désir lui-même. 
Le cinéaste décide alors, là aussi contre toute attente, d'engager le film vers un onirisme macabre. Enveloppé dans une atmosphère rougeâtre, l'esprit malsain de Kolya semble se former à l'écran, laissant surgir le fantasme de la résurrection de Svetka. Dernier épisode étrange d'un faux récit initiatique, où un légitime rêve d'émancipation rencontre une dévastatrice et insoutenable démence.

Mathieu Lericq

Réalisation et scénario : Vladimir Munkuev. Image : Aleksey Pavlov. 
Montage : Aysen Sergeev. Musique originale : Chorion.
Interprétation : Igor Govorov, Galina Tikhonova et Ilya Portnyagin.
Production : Moscow School of New Cinema.