“Jeter l’ancre un seul jour” de Paul Marques Duarte
Franchir la Manche… et la ligne rouge.
Dès le générique de début affleure une euphorie juvénile, indiquée par le refrain tapageur proféré par une poignée d’adolescents s’ennuyant au fond d’un autocar : “C’est à bâbord, qu’on chante, qu’on chante ! C’est à bâbord, qu’on chante le plus fort !” Ce à quoi réplique une autre poignée d’élèves, dans une intensité décuplée : “C’est à tribord… qu’on chante le plus fort !” Cette dialectique à connotation maritime, reposant sur une montée en puissance, n’a rien d’étrangère à la suite du film. Bien au contraire, elle ressemble à une métonymie, révélatrice des tiraillements relationnels autant qu’existentiels qui secouent les personnages inscrits dans la trame centrale, volontairement ordinaire, du film : une professeure d’anglais accompagne la classe d’un collège français en Angleterre, ceci nécessitant de passer une nuit dans un ferry pour traverser la Manche. Or, au moment de passer la douane française, un jeune réfugié rejoint discrètement la file des élèves, sous le regard éberlué puis approbateur de l’enseignante. La traversée linéaire pourrait se transformer en un gouffre potentiellement infernal, mais devient en fait l’espace d’une série de micro-événements qui mettent en jeu l’humanité au mépris des restrictions policières.
Aux premiers cris naïfs et affirmatifs dans le bus se substituent bientôt, sur le bateau, des silences lucides et interrogateurs. Confiant sa mise en scène à un réalisme fluide et maîtrisé, le jeune cinéaste Paul Marques Duarte organise ainsi un parcours qui accorde une valeur aux tensions intérieures de la protagoniste féminine. Cette dernière, subtilement interprétée par Marie Bunel, est à une charnière de sa vie, vivant une crise familiale et désabusée par la routine pédagogique. C’est à ces enjeux personnels que vient, dans le film, se greffer l’enjeu migratoire. Toutefois, si participer au passage d’un migrant d’une rive à l’autre de la Manche pourrait être un obstacle psychologique supplémentaire, il s’avère plutôt le signe positif d’un engagement politique, sans doute à la base même de sa vocation d’enseignante. Et donc d’une réconciliation possible ? Toujours est-il que tout est vécu par le personnage comme une épreuve, faite de rencontres et de fuites, d’accointances et de dérobades, de nervosité et d’acceptation. On peut regretter, à ce propos, que la franchise poétique du scénario se voit enrobée – par pudeur ? – dans un style télévisuel que l’on rapprocherait davantage de Philippe Lioret que de Ken Loach.
Impossible de ne pas songer aussi à Film Socialisme, de Jean-Luc Godard (2010). Peut-être parce que le véritable enjeu de Jeter l’ancre un seul jour est celui-là : derrière les mots et les interdits, le cinéma appréhende l’aveuglement à l’égard de ce que signifie l’altérité. C’est effectivement la même question lancinante que le cinéma permet de poser, celle du regard posé par les Occidentaux sur eux-mêmes et sur le reste du monde, la difficulté à sortir des réflexes d’exclusion et de schématisation, et la douloureuse mais nécessaire réminiscence des horreurs coloniales. Les séquences muettes du film, faisant écho à la situation actuelle de l’Europe, montrent la prégnance d’un dialogue biaisé. Demeure une parole imprononçable, celle de l’égalité, de la justice et de la reconnaissance de l’autre, que seule l’image cinématographique peut saisir, en dehors des langues institutionnalisées. Un trouble linguistique qui rend si actuelle la formule de Montesquieu : “Une chose n’est pas juste parce qu’elle est loi, mais elle doit être loi parce qu’elle est juste.”
Mathieu Lericq
Réalisation : Paul Marques Duarte. Scénario : Blandine Jet et Paul Marques Duarte.
Image : Yann Maritaud. Montage : Aurélien Manya. Son : Pierre-Albert Vivet. Musique originale : Vincent Burlot.
Interprétation : Victor Bonnel, Marie Bunel, N’Tarila Kouka et Ali Marhyar. Production : Blue Hour Films.
Film diffusé avec l'aimable autorisation du pôle court métrage de France Télévisions (Libre court et Histoires courtes).