Cahier critique 02/06/2017

“Je les aime tous” de Guillaume Kozakiewiez

Variations autour de la figure de Grisélidis Réal, femme serpent aux mille vies.

Je les aime tous est une variation autour de la figure de Grisélidis Réal, femme serpent aux mille vies : putain majestueuse aujourd’hui enterrée en Suisse, juste à côté de Jorge Luis Borges et de Jean Calvin, écrivaine au lyrisme incandescent, gitane fumeuse de marie-jeanne, mère libertaire, orpheline apatride qui a trouvé dans la littérature un pays, une famille, et, dans la pratique de la prostitution, son épreuve de feu.

Tandis qu’en salles Belle de nuit. Grisélidis Réal, autoportraits de Marie Ève de Grave lui rend hommage à travers un documentaire nourri d’archives et de commentaires bibliographiques, le réalisateur Guillaume Kozakiewiez a choisi d’aborder la légende par la petite porte, celle d’un court métrage de fiction. La fiction dont Grisélidis Réal aimait dire qu’elle était la vérité et inversement.

Pour interpréter ce personnage fascinant, Kozakiewiez a choisi Corinne Masiero. Filmée avec pudeur, l’actrice se révèle d’une sensualité et d’une intensité renversantes. Tout se passe en huis clos et l’action ne semble s’étirer que sur quelques heures, une nuit tout au plus. Kozakiewiez a moins cherché à illustrer les différents visages de cette femme, qui a connu l’infamie et l’enfer, que de la peindre à un moment clé de sa vie : une fois revenue en Suisse, devenue écrivaine, sa plume “s’encre” dans un corps à corps tarifé avec lequel elle a délibérément choisi de renouer. À cet instant, Grisélidis Réal cesse d’être une victime.

Kozakiewiez la décrit dans son atelier de création, buvant, dansant, écrivant, peignant, se lavant ou se prostituant. Pour Grisélidis Réal, vendre son corps est alors un humanisme. Elle est une vigie dans la nuit, la Mère Teresa des révoltés, des rejetés, des insoumis et puis des hommes qui viennent la voir (elle les aime tous) sur rendez-vous. Dans un carnet, elle inscrit leurs noms. Ses lignes sont courtes et épurées. Elle esquisse les physiques, les habitudes sexuelles, note le prix à faire payer. Cette liste a quelque chose du Je me souviens de Georges Perec. Tout devient matière et instrument d’un projet littéraire plus grand qu’elle maîtrise, ses enfants à part, entièrement.

Kozakiewiez est également documentariste et chef-opérateur ; et cela se sent et se voit. Sa machinerie filmique épouse une autre machine qui liste, coupe, colle, classe, “qui épluche, épure chaque mot, chaque phrase” et les photocopie dans son antre. “C’est ça la vraie prostitution. Le travail. Rien à voir avec les pleurnicheries et les pavanes qu’on nous montre au cinéma”, affirme Grisélidis Réal dans La passe imaginaire (Gallimard, 2006). “La vraie prostitution se fait en silence la plupart du temps, tout en nuances, en efforts surhumains, c’est un travail d’orfèvre, minutieux, héroïque.” Échappant aux catégories cinématographiques (donc), la “pute populaire” se redéfinit ici en huis clos ; papillon éphémère de la nuit, à travers ses lignes d’écriture, pansant les hommes, tordant la chair des mots, elle se libère de ses maux.

Donald James

Article paru dans Bref n°121, 2017.

Réalisation : Guillaume Kozakiewiez. Scénario : Guillaume Kozakiewiez et Sonia Larue, fiction librement inspirée de Grisélidis Réal. Image : Léo Lefèvre. Montage : Kamel Maad. Son : Corinne Gigon et Frédéric Hamelin. Décors : Natalia Grabundzjia et Maude Gallon. Interprétation : Corinne Masiero, Alice Barnole, Benjamin Morel, Paul Manalé, Ousmane Konté, Michel Girardot, Jacques Lebrun, Vincent Jaquet, Dieudonné Mukuna et Florent Lenice. Production : Les 48es Rugissants Productions, avec la participation de France 3.

À voir aussi dans l'émission Libre court, sur France 3.