Cahier critique 10/01/2023

“J’aurais pu être une pute” de Baya Kasmi

À la caisse d’un magasin de bricolage, Mina est submergée par une crise d’angoisse et tombe dans les bras de Pierre. Voici l’histoire d’une fille un peu folle, d’un type trop normal, d’un grand sécateur et d’un vieux professeur de piano.

Il est non seulement plaisant de revoir, douze ans après sa belle vie en festivals, ce court métrage de Baya Kasmi, tant pour cette efficacité d’écriture qui aura perduré que pour le charme de son duo d’interprètes principaux. Mais il est aussi frappant de constater combien l’époque a changé. C’était avant… beaucoup de choses, à vrai dire. En tout cas, on pouvait alors placer le mot “pute” dans son titre sans se soucier de savoir si on offenserait telle ou telle communauté – les “travailleuses du sexe”, par exemple ? D’ailleurs, pour qui en douterait, voici un film authentiquement et ouvertement féministe, inversant des stéréotypes sur la drague ou même, osons le terme, le harcèlement : cette fille qui a un malaise dans le rayon outillage d’un grand magasin parisien est qui se voit secourue par un quidam plutôt affable et bienveillant, exempt de toute arrière-pensée, le poursuit ensuite, ne le lâchant pas d’une semelle jusqu’en bas de chez lui et s’invitant même à monter chez lui, à son corps défendant… 

C’est le premier ressort comique d’un récit toujours malin qui détourne les codes de la “romcom” de façon décomplexée, en intégrant néanmoins un élément plus grave dans son développement, lié à l’enfance abusée de l’importune, Mina, décidée à se venger de son prof de piano coupable d’attouchements quand elle avait sept ans – et comme elle le constate, “c’est quand même petit, sept ans…” Carrément. Mais Baya Kasmi choisit la voie du burlesque pour envisager le début d’une vengeance, à travers ces cisailles imposantes qui scellent la rencontre du tandem du film et dont on ignore longtemps à quoi elles sont destinées – “Vous êtes dans les espaces verts ?”, interroge à ce propos le type, prénommé Pierre, sur le chemin… Une réplique très “podalydésienne”, faisant écho à un côté Versailles, rive gauche qui n’est pas innocent, comme lorsque le protagoniste ne sait pas comment se débarrasser de son “invitée”, prétextant avoir sommeil de façon peu convaincante. 

Cette proximité n’était pas forcément évidente, mais saute pourtant aux yeux et Vimala Pons, sorte de grande liane un peu gauche, à la fois sensuelle et clownesque, devait du reste apparaître par la suite dans des films signés de son partenaire de jeu de ce court métrage, qui la révéla vraiment, annonçant ses créations futures chez Peretjatko, Salvador, Betbeder ou à nouveau Baya Kasmi avec Je suis à vous tout de suite (2015), dont le titre à tiroir est aussi téméraire. Mais on n’aura jamais oublié cette gigue élancée à la jupe courte, aux talons rouges et aux mystérieuses cisailles arpentant les rues vers son improbable dessein, ni son regard lorsqu’elle découvre au final celui qui fut son agresseur, désormais vieillard pitoyable et effrayé par son passé, claudiquant sur son déambulateur. La vie correspond rarement à ce qu’on avait imaginé, chacun(e) aurait décidément pu devenir quelqu’un d’autre. Une pute, par exemple. 

Christophe Chauville 

France, 2010, 23 minutes.
Réalisation et scénario : Baya Kasmi. Image : Guillaume Deffontaines. Montage : Serge Turquier. Son : Nicolas Waschkowski, Xavier Thibault et Vincent Verdoux. Interprétation : Vimala Pons, Bruno Podalydès, Jean-Claude Deret et Claudia Tagbo. Production : Karé Productions.