Cahier critique 31/10/2023

"Incomplete Woman" de Huh Su-young

En pleines révisions pour ses examens, une jeune étudiante craque. Au point d’en perdre littéralement ses membres...

Non sans rappeler le grandiose J’ai perdu mon corps (Jérémie Clapin, 2019), qui a rendu célèbre le voyage insolite d’une main anthropomorphisée, Incomplete Woman s’ouvre innocemment sur ce que l’on croit être une terrible scène de crime, puis instaure avec nonchalance une réalité alternative et métaphorique au sein de laquelle l’unité corporelle n’est plus une condition de survie.

Tandis que les policiers découvrent au sol les jambes et la main gauche d’une étudiante, et que ce démembrement semble accepté par tous comme un symptôme ennuyeusement anodin, sa mère n’a qu’un seul mot en bouche : l’examen qui approche. Une réaction étonnante, très vite explicitée et incarnée par les notes maladroites de la main restante qui nous ramène aux origines de cette scission.

Alors que l’on assiste à un savoureux dialogue interne entre les organes qui se disputent les torts dans l’échec des révisions au son d’une petite mélodie intérieure, on voit la tête se désolidariser de ses acolytes, agacée par leurs plaintes (fatigue, faim, léthargie), bientôt imitée par le buste et la main droite (celle qui rédige habituellement, on suppose). Il faut saluer la qualité des esquisses et la variété de mouvement dans cette personnification des diverses parties du corps, tantôt témoins, tantôt actrices, rendues si expressives qu’au fil du récit se développe à leur égard une forme d’empathie.

Sur le chemin du “bas”, lancé à la recherche de ses parties manquantes, germent en filigrane d’autres pistes de réflexion sur les victimes de ce même symptôme, et ce qui ne semblait être au départ que l’incarnation des contradictions entre corps intellectuel et corps physique face à l’état éprouvant qu’imposent routine de travail, délais et impératifs, prend une tout autre dimension. La rencontre avec les pieds d’un vagabond, qui conseillent de vite se rassembler pour ne pas finir dans la rue, s’impose comme la fatalité du découragement, induite comme vecteur d’exclusion. Peu après, une femme tente de le kidnapper pour remplacer les jambes de son fils, lui aussi démembré. La scène prend une tournure tragique lorsque cette mère laisse échapper au sol l’unique tête de son protégé, un geste malheureux qui rappelle le soutien maladroit de proches désespérés.

Ces notes d’humour noir disséminées dans une animation aux couleurs printanières n’ont finalement rien de grotesque ni de morbide et servent une représentation insolite de la condition humaine. Le final, cependant, demeure ambigu. Alors que l’on s’attend à une résolution de ce conflit, les fragments du corps se réunissent devant la salle d’examen, le temps du constat de toute leur impuissance, pour aussitôt à son terme se scinder à nouveau. L’expression “se reconstruire” prend ici tout son sens. Avec ce titre polysémique, la réalisatrice Huh Su-young semble explorer des revers multiples de la psychologie : comment rationaliser cette dislocation ? Doit-on y voir le rapport à l’auto-culpabilisation et la notion de vivre en paix avec les besoins de son corps ? Une réflexion sur la désillusion, la dépression, la peur de l’échec et le sentiment d’incompétence ? Ou bien la conséquence de la pression sociale subie et son rapport à la santé mentale ? Tant d’énigmes et d’interprétations font le charme de cette fin mystérieuse qui interroge la dualité corps-esprit, ses dissonances et ses relations de connivence.

Marie Labalette

Corée du Sud, 2020, 10 minutes.
Réalisation, scénario et montage : Huh Su-young. Animation : Huh Su-young, Jang Hee-sik, Yeo Eun-a et Kim Ji-hyeon. Son : MixCamp. Voix : Kim Hari, Lee Seong-gyeong, Ha Ji-ung et Jang Hee-sik. Production : Huh Su-young.