Cahier critique 26/09/2018

"Il n’y a pas de mal" d’Emmanuel Mouret

Premier triangle amoureux tracé par Emmanuel Mouret.

Un nom s'impose immédiatement à l'esprit quand on voit Il n'y a pas de mal : celui d'Éric Rohmer. Le film commence sur une rencontre de hasard à Saint-Germain-en-Laye ; France croise François, alors qu'elle est en compagnie de Cerise1. La diction artificielle de France et la profusion des dialogues ne font que conforter l'influence rohmérienne, d'autant plus qu'un étrange parfum de perversité s'installe d'emblée. Lorsque François s'étonne de rencontrer France à cet endroit, elle lui répond, sur un air quelque peu suspicieux : “Ce serait plutôt à moi de te poser la question.” France et François se connaissent-ils plus qu'ils ne veulent bien le dire ? En tous cas, nous sommes dans une esthétique du doute, qui ne cessera de croître dans l'esprit du spectateur, qui comprend très vite qu'il a intérêt à se tenir sur ses gardes s'il ne veut pas rester hors-jeu. 

La meneuse de jeu, c'est l'inquiétante et à la fois horripilante France, qui expose les différentes pièces de la maison de ses parents, où elle a invité ses deux amis à prendre un verre. Elle ne leur épargne pas la salle de bain où Cerise a d'ailleurs une soudaine envie de faire pipi, avant de changer d'avis. Lorsque Cerise enferme François dans une minuscule pièce et qu'il en ressort en riant, France lui dit : “C'est incroyable comme tu ris faux.” C'est un peu la même chose pour nous ; le malaise va croissant et une désagréable impression d'être mené en bateau s'insinue, sans savoir si l'on doit en rire ou en avoir peur. 

Cerise partie acheter des chouquettes, les choses prennent peu à peu tournure, au cours d'une conversation rohmérienneoù l'on disserte des bienfaits et de la valeur morale du mensonge. Le mensonge, c'est aussi celui des acteurs ; ils sont tous les deux face à la caméra, le regard de France (Cécile Valérian) s'échappe vers le monde réel qui se cache derrière la caméraet le micro fait une incursion dans le champ. Maladresses ou non ? Quoi qu'il en soit, ce brouillage des frontières entre l'acteur et son personnage n'est pas sans rappeler Montre­-moi, documentaire sur les comédiens réalisé par Emmanuel Mouret. Composé “d'expériences thérapeutiques”, “d'entretiens psychologiques”, “d'analyses anatomiques”, le film met en avant la relation de domination et de manipulation entre le metteur en scène et son acteur. Un acteur qui a conscience qu'il doit se mettre en danger et qui est parfois prêt à “se montrer en pièce de bœuf”. 

Cette mise à nu, oscillant entre sincérité et exhibition, est quelque peu gênante dans Il n'y a pas de mal, jusqu'au moment où Cerise refait son apparition. Cette nouvelle spectatrice détend l'atmosphère ; ce sera elle maintenant la victime de ce jeu machiavélique auxquels s'adonnent France et François, jouant la comédie des ébats amoureux pour la faire fuir. Mais la plaisanterie laisse un arrière-goût amer lorsque François précipite son départ pour voir, avant que le soleil se couche, le panorama sur Paris – motif premier de sa promenade. “Plus le coucher de soleil est beau, plus l'indice de pollution est élevé”, lui explique France. Il n'y a même pas la perspective d'un “rayon vert”, dans ce film décidément bien retors et pervers.

Claire Vassé

1. Prénom qui n'est pas s'en faire écho à Reinette et Mirabelle

2. France se trémousse sur le canapé, rappelant les manières d'une Arielle Dombasle exposant ses “formes serpentines” dans Pauline à la plage

3. Alors qu'elle est justement en train de dire : “Je suis incapable de dire bien un mensonge. Mon visage me trahit.”

Article paru dans Bref n° 35, 1997.

Réalisation et scénario : Emmanuel Mouret. Image : Christophe Dorgebray. Son : Gildas Mercier et Pierre André. Montage : Sarah Turoche. Interprétation : David Noir, Cécile Valérian et Marie-Anne Lecomte. Production : La Fémis.