Cahier critique 23/10/2019

"Il faut que je l’aime" de Sébastien Lifshitz

Les premiers pas d’un cinéaste sensible et brillant.

Le verre d’eau glissant de la main de Juliette avant de se briser au sol vers le début du film annonce les larmes qui inonderont bientôt son visage d’une tristesse sourde. C’est encore à travers sa main, serrée sous l’effet de la colère ou à demi ouverte, comme inerte, que s’exprimeront les émotions de cette jeune fille brisée par la mort d’un père, les reproches d’une mère et la fin d’un amour. Sébastien Lifshitz filme Valérie Mréjen de manière presque photographique, en plan fixe et dans un décor épuré. Notre attention se focalise alors sur sa silhouette gracile de petit garçon au regard assombri par d’épais sourcils, que sublime le grain d’un noir et blanc très contrasté. Ce premier court métrage inaugure ainsi une série de portraits où figureront également, de manière documentaire cette fois-ci, Claire Denis la vagabonde (1996), la danseuse transgenre Bambi (2013) ou encore la militante féministe Thérèse Clerc dans Les vies de Thérèse (2016).

Dans Il faut que je l’aime, le montage éclaté des premiers plans, entrecoupés par les cartons du générique, crée une dissonance à l’œuvre dès le titre du film, dont le caractère impératif s’oppose à l’idée d’un élan amoureux. Le décalage entre l’image et le son reflète le conflit intérieur de Juliette qui, tiraillée entre sa mère, son compagnon et son amante en voix-off, finit par éclater en sanglots. On ne saurait par ailleurs dire si ces voix correspondent à des souvenirs, des faits se déroulant en son absence ou si elles sont le fruit de son imagination. La chronologie apparaît tout aussi floue : Juliette a-t-elle déjà rompu avec son compagnon ou s’apprête-t-elle à le faire ? Lorsqu’elle regarde hors-champ, à l’instant où retentit la voix de ce dernier, on pourrait même penser qu’elle est en train de l’observer. Une indécision semblable entoure la figure du père, dont on peut imaginer qu’il a quitté sa mère et qu’il est mort. Si le plan vide qui achève le film peut également évoquer un destin funeste, la citation de Saint-John Perse (“Et nous voici contre la mort”) suggère toutefois autant une proximité qu’une victoire de l’héroïne sur la mort. Le dénouement est ainsi à l’image du cinéma alors à venir de Sébastien Lifshitz, fort de ses mystères et de ses ambiguïtés.

Chloé Cavillier

Réalisation : Sébastien Lifshitz. Scénario : Sébastien Lifshitz et Stéphane Bouquet. Image : Hélène Delale,
Kirsten Johnson et Alexandra Foucher. Montage : Christophe Pinel. Son : Cyril Holtz. 
Musique originale : Stéphane Horeczko. Interprétation : Valérie Mréjen, Florence Giorgetti, Philippe Demarle
et Hélène Foubert. Production : Arthur Films et Michka Productions.