Cahier critique 03/10/2018

"Hiver (les grands chats)" de Marianne Pistone et Gilles Deroo

Dans le froid du Nord.

Cela débute par un long travelling : une moto que l’on pousse sur un chemin mauvais, les copains que l’on chambre. Le temps passe en temps réel et, déjà, le spectateur est entré dans la vie de cet ado au visage émacié du Nord de la France. Les réalisateurs ont centré le récit sur un moment précis de son existence : le passage de l’enfance à l’adolescence, l’espace d’un hiver. Mais si la fin de l’enfance est bien annoncée par un intertitre, l’adolescence n’aura jamais lieu. Le personnage est déjà en rupture, évincé prématurément du système scolaire et confronté à une réalité brutale : que faire dans cet espace plat, froid et venté où ne poussent que des pylônes électriques géants ?

Pistone et Deroo filment avec justesse un monde horizontal et couché, en recherche de verticalité. Les pylônes “tête-de-chat” sont, dans ce contexte, la métaphore d’une réussite sociale possible, mais pleine de risques : “Je peux y grimper, je suis un homme”, affirme l’ado un peu frimeur devant sa mère. Mais le cadre de l’image semble devoir rester bloqué au ras du sol, et la caméra balaie (très) lentement ce paysage et ses habitants, de gauche à droite, puis de droite à gauche, inlassablement. Le champ visuel est alors limité d’un point de vue latéral, inexistant au niveau vertical. Un cadre d’image et de vie que le personnage ressent bientôt comme un piège qui se referme, lentement et sûrement. Cet ado plutôt sympa se transforme alors en fauve agressif dans une séquence intense : filmé dans sa chambre-tannière au crépuscule – à l’heure où vont chasser les grands fauves –, juché sur la fenêtre, se cognant au cadre, tournant sur lui-même et éructant menaces et insultes à l’encontre de sa petite amie, restée dans la cour. Une scène shakespearienne où Juliette n’est plus au balcon et déjà soumise à un Roméo aigri par l’échec annoncé de sa vie.

En fond sonore, le bruit permanent d’une autoroute que le spectateur ne verra jamais ; le mouvement, la vitesse et la vie resteront hors champ. Dans cet environnement sans aspérités, l’adolescent est un Icare qui ne volera jamais, bloqué dans le labyrinthe de ses frustrations. Il quitte l’enfance pour entrer directement dans un autre grand hiver : le monde adulte. Dans un ultime long et lent travelling, la caméra suit celui dont on ne connaît toujours pas le prénom, le jour de sa première entrée à l’usine, Moloch gigantesque et fumant, prêt à dévorer cette fluette silhouette.

Et toujours se dressent, en arrière-plan, les grands pylônes inviolés, leurs têtes de chat pointées vers le ciel, les pattes dans la brume.

Fabrice Marquat

Article publié dans Bref n° 89, 2009.

Réalisation, scénario et montage : Marianne Pistone et Gilles Deroo. Image : Éric Alirol. Son : Jérémy Morelle, Aurélie Valentin et Simon Apostolou. Interprétation : Michaël Mormentyn, Sabrina Hennart, Christine Dewulf, Yacine Saïd-Hedouga et Paméla Fievez. Production : Imagence Productions.

En partenariat avec 

 

Rencontre avec Marianne Pistone et Gilles Deroo – Festival du cinéma de Brive