“Haut les cœurs” de Adrian Moyse Dullin
Kenza, 15 ans, et son petit frère Mahdi, 13 ans, se mettent régulièrement en scène sur les réseaux sociaux dans une escalade de petites cruautés et d’humiliations. Aujourd’hui, lors d’un trajet en bus, Kenza met son petit frère, naïf et romantique, à l’épreuve : faire une déclaration d’amour, maintenant, à Jada, une fille que Mahdi aime, mais qui ne le connaît pas. Mis sous pression par sa sœur, Mahdi finit par y aller.
Le réalisateur a choisi comme titre une exhortation au courage dont son personnage principal, Mahdi, a grand besoin pour braver ses appréhensions et la pression dont il fait l'objet. Mais le sens de ce titre semble également provoquer le déluge de cœurs virtuels que provoque la retransmission en direct de l'action sur Snapchat. Dévoiler sur ce réseau social ce que Mahdi a écrit de plus intime - un poème d'amour adressé à Jada, une fille de son collège -, c'est en effet le moyen que sa sœur, Kenza, a trouvé pour se venger de lui et le tourmenter.
Car loin de l’aspect anodin de ces petits cœurs rose bonbon qui apparaissent sur les publications mises en scène dans le film, cette exposition sur tous les smartphones provoque le désarroi de celui qui s’y retrouve “affiché”, selon l’expression des personnages, d’ailleurs très explicite quant à la brutalité de ce dévoilement.
Adrian Moyse Dullin, qui signe ici son premier film, a choisi en outre de mettre en scène cette menace virtuelle dans un contexte de pression réelle, avec la promiscuité de l’espace d’un bus qui contraint à serrer les cadres, ainsi qu’un voyage dont le temps se divise en arrêts successifs, le suivant risquant toujours d’être celui auquel descend Jada. Devant ce compte à rebours que Kenza et sa copine ne se privent pas de dramatiser, Mahdi, d’ailleurs entré dans le film par une course effrénée, se retrouve sommé d’agir. La musique de Vivaldi qui ponctue le film accentue également le décalage entre l’apparente trivialité du contexte et l’intensité dramatique ressentie par l’adolescent.
Après quelques péripéties tragicomiques, écartelé entre les injonctions contradictoires assenées par les deux jeunes filles, de “faire le bonhomme” ou “d’être lui-même”, aux prises avec les mots qu’il ne maîtrise pas et les images qu’on lui vole, c’est en effet par un geste théâtral, genou à terre, que Mahdi reprend le contrôle de la situation et déclare ses sentiments à Jada. C’est également par un geste provocateur que la jeune fille va trouver la parade pour répondre à la demande de Mahdi sans qu’on la soupçonne de l’avoir acceptée. Et c’est encore par un geste que l’amie de Kenza, Aïssatou, se déclare également, mouvement de sincérité esquissé avec un art certain du hors-champ, justement au moment où les caméras et les regards se focalisent sur Mahdi et Jada.
Grâce à leur sens de la mise en scène, les trois adolescents bravent ou contournent ainsi des caméras inquisitrices utilisées comme des instruments d’emprise et d’enregistrement littéral et univoque, mais auxquelles échappe finalement la complexité du réel... Avec ce court métrage qui mêle différents régimes d’images, entre drame social et teenage movie, le cinéma nous raconte cette complexité.
Anne-Sophie Lepicard
Article paru dans Bref 127, 2022.
France, 2021, 14 minutes.
Réalisation : Adrian Moyse Dullin. Scénario : Adrian Moyse Dullin et Emma Benestan. Image : Augustin Barbaroux. Montage : Pierre Deschamps. Son : Colin Favre-Bulle, Tristan Pontecaille et Paul Jousselin. Interprétation : Yasser Osmani, Aya Halal, Ramatoulaye N'Dongo et Sanya Salhi. Production : Punchline Cinéma.