Cahier critique 27/04/2021

“Genet à Tanger” de Guillaume de Sardes

Au début des années 1970, Jean Genet vit à Tanger. Il a la soixantaine et n’écrit plus. Il loge à l’hôtel El Minza, un palace où il passe des journées entières à lire, à fumer et à dormir. Il ne sort qu’en début d’après-midi pour prendre un café au lait dans l’un des bars du quartier du Petit Socco.

La lumière filtre à travers les persiennes d’une chambre dépouillée, meublée d’un petit lit, où plane une douce torpeur. Bercé par le chant du muezzin qui résonne en sourdine dans le lointain, Jean Genet s’éveille d’une sieste entre les volutes formées par sa cigarette et une somme de lettres et manuscrits éparpillés sur les draps défaits. Nous sommes dans les années 1970, dans un hôtel de Tanger où le poète, âgé d’une soixantaine d’années, coule des jours qui semblent marqués par une langueur profonde. Est-ce une forme de résignation qu’il faut lire dans ses yeux ? Un abattement flottant lié à la consommation de barbituriques ? Ou encore une sorte de sagesse née au terme d’une vie de voyou magnifique, passée entre la prison et l’écriture, marquée par l’aventure et un engagement littéraire et politique absolu ? Lorsque le jeune Mohammed Choukri, futur grand romancier marocain, aborde Genet au café où il a ses habitudes pour lui dire son admiration, lui confier ses aspirations, Genet, bougon mais bonhomme, ne le congédie qu’à moitié. Rainer Maria Rilke a écrit ses lettres à un jeune poète, Baudelaire adressait ses conseils au jeune littérateur : la question de la transmission et cette rencontre entre deux poètes séparés par quelques générations constituent l’axe que Guillaume de Sardes pose comme enjeu de son premier court métrage, adaptation d’un livre-jumeau dont il est l’auteur, paru en 2018 aux éditions Hermann. 

Photographe et écrivain, à présent cinéaste, Guillaume de Sardes officie par ailleurs comme programmateur artistique pour de multiples projets à l’échelle internationale. Son nom est associé à plusieurs revues consacrées aux images contemporaines, telle Prussian Blue. Une myriade d’activités dédiées à la création donc, qui résonne bien avec le statut de Tanger, la ville du Détroit, la “dream city”, terre d’accueil exotique pour un foisonnement d’artistes, poètes et dramaturges. L’ont fréquentée Samuel Beckett et bon nombre de représentants de la Beat Generation, dont Allen Ginsberg et William S. Burroughs, ainsi que de grands plasticiens, à l’image de Matisse ou Giacometti. Centre magnétique de l’intelligentsia occidentale, Tanger recèle un imaginaire naturellement destiné à l’écran et l’a habité à maintes reprises, notamment chez Jim Jarmusch dans Only Lovers Left Alive (2013). 

Dans ce volet cinématographique, Genet à Tanger embrasse de belle manière deux mouvements, grâce à des moyens très tenus dont le dépouillement permet, en une dizaine de minutes, de saisir l’essentiel. Concentré sur un point narratif précis, il ne nous propulse pas moins dans un sentiment d’immensité poétique qui dépasse son cadre temporel. Tourné à la Bolex en 16 mm, le grain de l’image enregistre des cadres soigneusement composés – embrasures de fenêtres ou dédales de rues pavées – comme des plages écrasées de lumière tangéroise. La cohérence du casting y est pour beaucoup, grâce à Philippe Torreton, habité physiquement par son rôle, et Hamza Meziani, jeune comédien que l’on retrouve au casting du Nocturama de Bertrand Bonello (2016) et qui est originaire des environs de Nador, au Maroc, tout comme le romancier Mohammed Choukri. En un beau paradoxe, ce film ouvre, comme un passage dans une fortification, le désir de se plonger dans les voyages d’un grand poète, à partir de sa fin de vie.

Cloé Tralci 

France, 2020, 11 minutes.
Réalisation et scénario : Guillaume de Sardes. Image : Cécile Friedmann. Montage : Laura Parade. Son : Mohamed Bounouar, Antoine Martin et Lucien Richardson. Musique originale : Anne de Boysson. Interprétation : Philippe Torreton et Hamza Meziani. Production : Mood Films Production.