Cahier critique 02/04/2018

“Gelée précoce” de Pierre Pinaud

Rien de particulier dans la vie de Caroline, fillette de 10 ans, jusqu’à ce qu’elle apprenne que son lapin est attiré par des lapins du même sexe. Cette nouvelle va bouleverser les relations qu’elle entretenait avec ses parents.

Réalisé à l’orée des années 2000, Gelée précoceétait le deuxième court métrage de Pierre Pinaud, après Conte sans féeen 1997. Dans les souvenirs de la petite planète court métrage, Gelée précocecôtoie Les miettes, pastiche de film muet burlesque, qui, avant The Artist, valut au cinéaste une reconnaissance assez unanime en 2008 (il obtint alors le César du meilleur court métrage).

On a, nous, une tendresse particulière pour Gelée précoce, prototype de comédie réussie, assez incontournable (côté courts du moins) à une époque où l’ordinaire du cinéma français de grande consommation n’était justement pas trusté, comme il l’est aujourd’hui, par un genre majeur malheureusement souvent pris à la légère. Dans un tel contexte, revoir aujourd’hui Gelée précoceoblige d’une part à reculer d’une quinzaine d’années en arrière, mais rassure d’autre part sur les réelles vertus comiques du film, préservées malgré la patine des années.

Depuis Gelée précoce, la bande dessinée Boule et Billde Roba fut adaptée par deux fois au cinéma et si l’on y songe en revoyant le film de Pierre Pinaud, ce n’est pas par hasard… Si les films Amblin de Steven Spielberg et consort façonnèrent l’imaginaire banlieusard de l’Amérique eighties, il faut bien reconnaître que les albums de Boule et Billdessinèrent, pour les enfants d’alors, un autre paysage pavillonnaire, plus franchouillard, dirons-nous, celui-là. On ne peut qu’y penser face à Gelée précocequi met en scène une petite fille et son animal domestique, Pitou, le lapin. On y pense aussi très fort du fait de la caractérisation criarde de ses parents, filmés et interprétés tel des personnages de bande dessinée par Serpentine Teyssier et Laurent Manzoni.

Seulement, voilà : quelque chose dysfonctionne ici, qui va contaminer tout le film et le transformer en fable caustique et vacharde. Comme si une histoire de Boule et Billse retrouvait malmenée par Gotlib, voire par un scénariste échappé de Hara Kiri.

Que Pitou ne se révèle aimer que les mâles, ce n’est pas le problème. Pour Caroline (tiens, le prénom de la tortue dans Boule et Bill), le problème – l’étonnement, surtout –, c’est que son lapin soit sexué (“Mais il est beaucoup trop jeune !”, s’écrie-t-elle). Le souci vient en fait du regard de ses parents et du mépris qu’ils peinent à dissimuler pour tout ce qui s’éloignerait d’une sexualité normée (et que redouble le voisinage d’un couple d’homosexuels, figure, à leurs yeux d’altérité absolue). On ne peut que mesurer aujourd’hui le caractère réactionnaire de Boule et Bill(papa qui travaille, maman aux fourneaux…) et Gelée précoceintroduit, dans le regard de la petite fille, cette distance critique que les bandes dessinées de Roba n’avaient évidemment pas.

Dès lors, s’enclenche une mécanique comique implacable, où l’incompréhension et les maladresses passent alternativement de la fillette (qui les exprime par un dessin hilarant) aux parents. L’outrance mesurée dans laquelle bascule le film (les parents, de plus en plus grotesques, deviennent odieux) pervertit la gentille fable humoristique sans se soucier de ménager les sensibilités ou, comme c’est souvent le cas, de réconcilier tout le monde. C’est en assumant cette part mordante que le film de Pierre Pinaud se distingua de tant d’autres comédies. Et c’est aussi par ce bout-là qu’il demeure vraiment très drôle.

Stéphane Kahn

Réalisation et scénario : Pierre Pinaud. Image: Florence Levasseur. Son: Kamal Ouazene et Jean-Christophe Julé. Montage: Jeanne Moutard. Musique: Hélène Blazy. Interprétation: Amandine Sroussi, Laurent Manzoni et Serpentine Teyssier. Production: Gloria Films.