Cahier critique 22/06/2021

“Gagarine” de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh

Youri a 20 ans, il vit avec sa mère à Ivry, dans la cité qui l’a vu grandir. Mais la démolition approche : le décor de ses rêves d’enfant va disparaître. Comment prendre son envol quand on n’a plus de vaisseau spatial ?

On se trouve d’emblée immergé dans la saisissante minute d’images d’archives ouvrant le film, premier court métrage du duo formé par Fanny Liatard et Jérémy Trouilh – qui ignoraient alors en tourner ultérieurement une version longue. 

En 1963, Youri Gagarine débarquait en périphérie parisienne, à Ivry-sur-Seine, pour inaugurer une imposante cité HLM baptisée de son nom, deux ans après être devenu un héros de l’époque, mondialement célèbre, en tant que premier homme dans l’espace. Le document ressuscite en quelques plans tout un contexte, celui de la guerre froide et de ses conséquences directes sur le paysage politique français, avec cette “ceinture rouge” de municipalités communistes enserrant la capitale et baptisant d’un symbole soviétique cette entreprise emblématique de la France des Trente glorieuses et de l’urbanisation qui y était liée, s’enracinant autour des tours et des barres. L’objectif était d’améliorer la condition des classes laborieuses ; on sait ce que ces cités sont devenues, métaphore des horizons bouchés et des territoires dits oubliés de la République, donc à l’exact opposé de l’intention initiale et de ses espoirs de lendemains qui chantent. D’ailleurs, l’ensemble “architectural” est, dans le film, exposé à une destruction imminente, comme en résonance de la fin de tout un monde.  

Gagarine version courte a directement inspiré le long métrage distribué ce 23 juin et porteur du label sélection officielle Cannes 2020. La fameuse séquence d’actualités y est également intégrée et la trame scénaristique est la même, quoique développée de manière forcément conséquente. Le personnage principal, Youri donc, porte le prénom de l’idole locale, même en étant né plusieurs décennies après. Lui aussi est animé par la passion des étoiles, du cosmos, des vaisseaux évoluant par-delà l’atmosphère. Manière, sans doute, d’échapper à son destin entravé entre les murs de la cité et des environs, et d’exorciser ce fatal blocage de l’ascenseur social. 

La symbolique est limpide, car rien ne fonctionne plus dans ces bâtiments vétustes, que le jeune homme a le projet de réparer lui-même, sans compter sur quiconque à l’extérieur. La portée politique du point de vue – ne plus rien espérer de la part des pouvoirs publics – est une constante du cinéma de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, qui entendent d’abord aller à l’encontre des clichés sur la représentation de la “banlieue” à l’écran. À la violence, aux trafics et aux émeutes trop souvent montrées (montées ?), ils préfèrent explorer l’entraide, la solidarité, la volonté d’agir. Une certaine poésie, aussi, qui s’exprime dans “Gagarine format court” au détour de quelques plans léchés, usant de filtres comme pour faire décoller le propos du naturalisme qui semblait devoir arrimer l’entreprise au sol.  

L’état d’apesanteur de l’esprit du protagoniste trouve un écho dans la fantaisie du film, qui devait s’exprimer plus profondément encore par la suite, dans La république des enchanteurs et surtout Chien bleu, avant ce long métrage éponyme s’attachant à circonscrire le quartier en un vaisseau massif, posé là et attendant de disparaître, faute d’avoir pu décoller. 

À la fin du film, des gamins des années 1960 sont interrogés sur leurs rêves d’espace, qui paraissent si peu accessibles. Soixante ans après, c’est un multimilliardaire américain qui s’apprête à franchir la stratosphère. Et la Cité Gagarine d’Ivry n’est plus que poussière et souvenirs.

Christophe Chauville 

France, 2015, 15 minutes.
Réalisation et scénario : Fanny Liatard et Jérémy Trouilh. Image : Victor Seguin. Montage : Daniel Darmon. Son : Colin Favre-Bulle, Olivier Leroy et Gaël Eleon. Interprétation : Idrissa Diabaté, Tella Kpomahou, Yvette Bruneau-Thénard, Anissa Kaki, Virgil Leclaire, Souleymane Rkiba, Houssam Sossa et Alexis Baginama. Production : Caporal Films.