Cahier critique 08/06/2021

“Father and Daughter” de Michael Dudok de Wit

Un père dit au revoir à sa fille, puis s’en va. Elle l’attend durant des jours, des mois, des années. Elle devient une jeune femme, fonde une famille, devient vieille, et pense toujours à lui.

Father and Daughter, qui compte, on peut l’écrire, parmi les plus beaux courts métrages d’animation de l’histoire du cinéma, a 20 ans. Voilà donc deux décennies que ce film universel remportait, entre autres distinctions, l’Oscar du meilleur court métrage d’animation et le Grand prix du Festival d’Annecy. On ne savait pas alors comme La tortue rouge viendrait, de nombreuses années plus tard, renforcer notre admiration pour le travail de Michael Dudok de Wit. Nous ignorions comme les motifs dévoilés dès Le moine et le poisson, son court précédent, viendraient s’agglomérer les uns aux autres en une incroyable cohérence formelle et thématique. Et l’on renvoie bien volontiers, en préambule de cet article, au livre d’entretiens paru en 2019 chez Capricci (Michael Dudok de Wit, le cinéma d’animation sensible) pour qui souhaiterait creuser la chose et prendre correctement la mesure de tout cela.

Father and Daughter, donc, creuse la stylisation et l’épure déjà à l’œuvre dans Le moine et le poisson, mais à sa manière propre, tendant vers un réalisme du trait qui s’accentuera encore avec les silhouettes et personnages “ligne claire” de La tortue rouge. De fait, le réalisateur ne reproduira jamais tout à fait la même manière, la même technique d’un film à l’autre. À la fantaisie et aux rondeurs comiques du précédent court métrage succède ainsi un film puissamment mélancolique, où la construction en vignettes apparemment répétitives déploie une conception circulaire du temps. Une construction cyclique – dans la dernière séquence, la vieille femme redevient jeune adulte et retrouve les bras de son père disparu – à laquelle fait écho une musique originale de Normand Roger et qui annonce la structure de La tortue rouge, où les rôles s’échangeront in fine entre un père et son fils, où la femme aux cheveux rouges, dans une éternelle métempsychose, redeviendra finalement tortue pour disparaître à nouveau dans les flots.

Plus encore : de la même manière que nous ne connaîtrons pas l’histoire de ce naufragé que les premières minutes de La tortue rouge livreront à un énième récit de survie, nous ne savons rien de l’intimité de cette femme dont Father and Daughter traverse la vie à distance, de l’enfance à la vieillesse. Pas d’arrière-plan familial, sociétal ou psychologique ici. Tout au plus comprenons-nous, dans une première séquence au sépia automnal, qu’un père s'en va, laissant sa fille sur la berge d’un polder, l’événement apparemment ponctuel, presque anodin en soi (il n’a même pas de bagages) se faisant métonymie d’une absence plus durable. Une absence devenant obsession, que la transformation du paysage, à mesure que la terre gagne sur la mer, rend plus palpable encore dans un dernier mouvement bouleversant, lequel commence avec un vélo qui tombe et retombe (accroc discrètement burlesque où se grippe la mécanique du film) et culmine avec la réapparition d’une barque ensablée.

Les deux personnages principaux sont des silhouettes, des ombres projetées souvent : nous ne voyons jamais leur visage car ce père et cette fille peuvent être n’importe lesquels d’entre nous. Les autres protagonistes, que l’héroïne croise ou dépasse à vélo, dont des doubles potentiels, des projections d’elle-même, à un autre âge, dans une autre situation (ses amies, une vieille femme, etc.). Mais rien n’est précis ni surligné : les cadres sont larges, et les gros plans demeurent a contrario dévolus aux objets (cette roue de vélo, telle une horloge, revenant sans cesse sur elle-même tout en faisant avancer le temps et les années). Ou, encore plus précisément, à des détails de la nature (des oiseaux qui s’envolent, plan que l’on retrouve dans La tortue rouge comme marqueur temporel), à un environnement changeant au gré des saisons et de leur cycle immuable et répétitif.

L’universalité du film tient à cette atemporalité et au système narratif tout en allusions mis en place par Michael Dudok de Wit, tout autant qu’à la beauté plastique d’une œuvre en partie inspirée par la gravure de Rembrandt, Les trois arbres. La matérialité des décors au fusain et au lavis rend sensible l’environnement qui, en premier lieu, inspira le réalisateur. Lui-même, enfant, parcourait ses longues étendues typiques des Pays-Bas à vélo et si le film n’a rien d’autobiographique, sa douceur s’accorde à une vision de l’existence que son sublime conte métaphysique de 2016 saura préciser.

Mais cela, c’est une autre histoire, laquelle commence un peu plus tard quand Isao Takahata, cofondateur des Studios Ghibli, découvre Father and Daughter, ce film anglo-néerlandais à la beauté pour toujours intacte…

Stéphane Kahn

Royaume-Uni, Pays-Bas, 2000, 9 minutes.
Réalisation et scénario : Michael Dudok de Wit. Son : Jean-Baptiste Roger. Musique originale : Normand Roger et Denis L. Chartrand. Animation : Michael Dudok de Wit et Arjan Wilschut. Production : CinéTé Filmproductie bv et Cloudrunner Ltd.