“Eût-elle été criminelle...” de Jean-Gabriel Périot
France, été 1944, à la Libération.
Eût-elle été criminelle...
Véritable classique de la forme courte, le titre de ce film aussi bref que cinglant n'est pas interrogatif. Les trois petits points ouvrent sur les 9 minutes, mais aussi une phrase d'une heureuse lucidité, écrite par Jean-Paul Sartre dans le journal Combat le 2 septembre 1944 : “Eût-elle été criminelle, ce sadisme moyenâgeux n'en eût pas moins mérité le dégoût.” On peut être assez certain que Jean-Gabriel Périot n'a pas eu peur d'un aussi long titre, mais qu'il entend plutôt produire un déplacement pour le spectateur à travers le turbulent montage des images et des sons (de la musique), pour le faire cheminer, afin qu'il finisse la phrase de lui-même, éventuellement autrement.
Eût-elle été criminelle... s'ouvre sur une franche et triomphale Marseillaise, qui va subir comme les images un mouvement de déstructuration. On perçoit un banquet républicain enfumé : des hommes, des hommes, rien que des hommes, sans doute des vins et liqueurs. Une moyenne d'âge élevée, certains avec des écharpes tricolores, on perçoit même la calotte pourpre d'un haut-dignitaire religieux catholique. Puis la Nation défile fièrement à travers ses corps : élus, justice, clergé, combattants... Cette belle unité célèbre la victoire devant une foule en liesse. Si le tout est déjà fort malsain, voici pour les images d'Épinal, que Périot va donc s'attacher à déconstruire. Comme des bribes de souvenirs prises dans un montage frénétique, le film défait, déconstruit donc, en avançant à rebours, comme le faisait déjà Undo, réalisé l'année précédente. Le cinéaste monte ici court, très court, faisant défiler les événements en accéléré, tandis que le chant de ralliement à la Libération devient une rumeur hébétée, une boucle synthétique bégayante.
Quand La Marseillaise reprend son souffle et le montage un rythme beaucoup moins soutenu, le film tient son horizon : la vengeance et l'humiliation, et au-delà : le terrible visage de l'humanité. Ce dernier ne réside pas en celui des tondues, ces femmes ainsi traitées pour avoir fauté avec l'ennemi (ou plutôt : le vaincu). Il se dévoile dans cette foule expiant ses propres frustrations et lâchetés par le rire, la moquerie, la violence et la méchanceté. Pour en extraire le sens, Périot opère une manipulation du matériau archivistique en allant chercher ce qui se trouve dans les périphéries des images, ces visages pris dans la jouissance de leur pouvoir sur des corps réifiés, version au XXe siècle des bûchers de sorcières. Ce visage de l'humanité qui, comme une hydre invincible, ne cesse de ressurgir. Ce n'est pas en mars 2022 que l'on dira le contraire.
Arnaud Hée
France, 2006, 9 minutes.
Réalisation, scénario, montage et son : Jean-Gabriel Périot. Production : Envie de Tempête Productions.