Cahier critique 24/03/2017

"Espace" d’Éléonor Gilbert

La vérité sort de la bouche des enfants.

Espace est un film d'apparence simplissime : on pourrait croire qu'il est constitué d'un seul plan fixe en légère plongée sur une petite fille assise à une table devant une grande feuille blanche. Au début, on aurait même l'impression que c'est l'enfant elle-même qui met tout en scène, car elle semble allumer la caméra. En fait, elle en tourne l'écran pour pour pouvoir se voir.

Elle commence alors sa démonstration, appuyée d'un plan qu'elle trace au crayon. Ce plan, c'est la cour de son école. Dans la cour, il y a, peint au sol, un terrain de foot qui prend la majorité de cet espace, un espace encerclé par l'école, le gymnase, la cantine, et dans lequel certains endroits sont officiellement interdits par les adultes (les toilettes, les buissons...) et officieusement par les "grands" (le préau). Alors que l'utilisation du dessin pourrait relever d'une approche scientifique, objective, on comprend vite qu'il est question de ressenti, et que l'espace dont il est question est aussi et surtout un espace mental. La petite fille nous le dit d'ailleurs, ce n'est pas vraiment à l'échelle. La cour devrait être un espace de liberté, dans lequel les enfants de tous âges (et de tous sexes) devraient pouvoir profiter des quelques minutes accordées entre deux leçons. Pourtant, et le plan dessiné peu à peu nous le montre bien, la cour est aussi un espace d'enfermement, régi par des lois tacites, la principale étant que le terrain de foot est réservé aux garçons. Les filles sont donc reléguées à la périphérie, coincées entre deux frontières. À en voir le dessin, on a l'impression qu'il y a à peine la place de passer pour une personne, impression renforcée par le fait que notre démonstratrice, s'emportant dans son argumentation, noircit le papier jusqu'à ce qu'on ne puisse plus rien y voir, à part la saturation.

Dans la seconde partie, où apparaît le montage, la réalisatrice tente quelques questions, pour essayer d'éclaircir ce que la petite fille pointe du doigt, sans vraiment réussir à y toucher. Car ce qui se joue dans la cour de l'école n'est qu'une répétition de ce qu'il se passe dans la société de façon globale. Répétition comme reproduction de situations dont les enfants sont témoins tous les jours, mais aussi répétition comme un entraînement de ce qu'ils vivront à l'âge adulte.

Le sentiment d'injustice est là : il n'est pas juste que les filles ne puissent pas jouer au foot, tout comme il n'est pas juste que les filles interdisent aux garçons les cordes à sauter. Pour autant, il est déjà comme un sentiment de fatalité, ou plutôt pour les enfants une sensation de vivre une situation qui les dépasse. D'ailleurs, le film se termine sur cette phrase "Je ne sais pas comment t'expliquer".

Cécile Giraud

Réalisation, image et montage : Éléonor Gilbert. Son : Benoît Chabert-D’hieres. Production : Les films-cabanes.

À lire l'entretien d'Éléonor Gilbert dans Bref n°113, 2014. 

Et aussi :

- Le mémoire de Laura Poupinel sur "La mixité dans les cours de récréation"

- L'article d'Edith Maruéjouls "Comprendre les inégalités dans la cour d'école"

- Une vidéo sur la répartition de l'espace de la cour vue par les élèves d'un collège, sur la plateforme Matilda 

- La thèse d'Edith Maruéjouls "Mixité, égalité et genre dans les espaces du loisir des jeunes : pertinence d'un paradigme féministe"