Cahier critique 01/12/2016

"En rachâchant" de Straub & Huillet

Les Straub s’adonnent à la comédie distanciée, inspirés par un conte de Marguerite Duras : "Ah Ernesto !"

En rachâchant a été tourné en trois jours à Saint-Ouen en 16 mm grand angle par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub avec pour ambition de mettre en scène Ah ! Ernesto, un texte signé Marguerite Duras. Au sujet du grand jeu de la transposition de la littérature au cinéma Jean-Marie Straub s’est ainsi exprimé : “On n’adapte pas une œuvre littéraire. La télévision le fait, mais comme on fait des saucissons. Le film n’existe que s’il y a une rencontre entre le texte de départ et l’auteur.” Comme presque tous les films des Straub, En rachâchant est une authentique rencontre avec un texte. Rencontre aux résonnances multiples. Autobiographique pour commencer : l’insoumission du petit garçon qui ne veut plus aller à l’école car il y apprend des choses qu’il ne sait pas peut être rapprochée du caractère d’irréductibles irréconciliés des auteurs (avec l’État, avec le cinéma…). C’est également une rencontre philosophique, puisque ce film qui questionne en premier lieu l’acquisition des savoirs fait de l’ignorant un sage et du maître un dominateur patelin. Rencontre philosophique et dialectique, enfin, puisque cet éloge du cancre se fait paradoxalement par le truchement d’un texte signé par l’un des grands auteurs français. Ces lectures, si elles s’imposent, ne constituent que la partie la plus visible de ce court métrage.

Lors d’un entretien1, Jean-Marie Straub explique qu’En rachâchant est “un film d’entomologiste”. Ernesto est “un insecte comme un autre, et les insectes, c’est très important”. L’étude de cas consiste en une double expérience : celle d’Ernesto qui se débat avec les adultes mais également celle, littérale, de sa mise en boîte. Voilà donc un qui film qui invente sa langue (cf. le titre) à travers une mise en scène brechtienne, une narration poétique et une parole performative. L’utilisation d’un grand angle colle l’œil-caméra contre les murs. Cet enfermement se révèle proprement et éminemment cinématographique mais également politique. “Qu’est-ce que tu vois ?”, interroge à plusieurs reprises l’instituteur inquisiteur et fossoyeur du sens. La réponse de l’enfant est une promesse à la Prévert, un coup de dé, une ode aux significations indirectes et déliées. (Savoir) voir, voilà un beau programme, seulement cela ne peut se faire qu’en dehors la boîte, en rachâchant.

Donald James

1. Rencontres avec Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, éditions Limelight, 1995.

Réalisation et scénario : Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Image : Henri Alekan. Son : Louis Hochet. Texte : Marguerite Duras. Interprétation : Olivier Straub, Nadette Thinus et Raymond Gérard. Production : Straub-Huillet, Diagonale et INA.