“Embrasser les tigres” de Teddy Lussi-Modeste
À l’occasion de la sortie en salles de son second long métrage, Le prix du succès, découvrez le premier court de Teddy Lussi-Modeste.
Le grain danse sur les traits de visages insondables. Félicité d’une matière opaque et vibrante, la pellicule d’Embrasser les tigres fait corps avec les présences irréductibles qui peuplent son univers ; face à elles, difficile d’exister autrement qu’à côté, sans jamais pouvoir percer tout à fait leur mystère. Ainsi de Mario, ainsi de son entourage.
Impossible alors de s’identifier ou d’intégrer l’ordinaire symbiose cinématographique devant ces ombres aux masques impénétrables ; pourtant, le film a cela de fascinant qu’il se sert précisément de la confusion induite par cette mise à distance comme d’un puissant moteur émotionnel. Plongés dans des ténèbres inexplorés, les tourments intérieurs des personnages quittent ainsi le simple motif de cause à effet, utile ressort permettant d’initier l’action, pour se fondre dans un feu abstrait, couvé dans le fond de leurs yeux et le jeu retenu des acteurs. Chacun de leurs gestes acquiert alors une importance et une densité propre ; et imprévisibles, c’est dans leur violence la plus crue – car jamais tout à fait comprise – qu’ils éclatent.
Pourtant l’action passe au second plan, évincée par ce qu’elle provoque et ce qu’elle recouvre chez les personnages. Gary peut se livrer à des rencontres homosexuelles la nuit, Mario mener des combats de boxe thaï, c’est cependant l’onde de choc qui s’en suit, l’altération de leurs comportements respectifs qui capte le regard. Les évitements, l’urine sur le lit, les mots et les coups, coupés des circonstances intérieures, puisent en effet leur force narrative dans la durée qui les poursuit plutôt que dans la surprise de leur jaillissement ; le temps se pare alors d’une vibration singulière, happé par cette densité si rare de l’indéfini, du non encore établi, du suspens. Entre action et réaction, une échappée s’ouvre alors sur l’étendue de leurs significations, humble manifestation d’une complexité irréductible à un simple cadre.
Là réside toute la subtilité de la mise en scène d’Embrasser les tigres : comme un “non-dit” s’élevant plus haut qu’un discours, ce sas aménagé entre les faits et leurs conséquences prend le pas sur les actions des personnages et cristallise l’enjeu autour de leur capacité de résilience. Ce décalage, ténu et tenu, implique le spectateur au plus près des tourments, au cœur même de l’ambiguïté de la violence qui parcourt le film. En effet, les actes, suspendus dans leur cours, inspirent tout à la fois leur adversité première, par leur manière de se diriger “contre” l’autre, mais aussi autant de tentatives désespérées de faire face, de résister et, peut-être, finalement, de triompher d’eux-mêmes.
Ainsi la confrontation finale, dans sa simplicité, sonne infiniment juste : entre force et faille, le temps vibre et s’écoule.
Claire Hamon
Réalisation : Teddy Lussi-Modeste. Scénario : Teddy Lussi-Modeste et Catherine Paillé. Image : Claudine Natkin. Montage : Albertine Lastera. Son : Antoine Corbin, Caroline Detournay et Jean-Baptiste Haël. Musique originale : Marc Chouarain. Décors : Citronnelle Dufay. Interprétation : Antonio Hébrard, Paulette Debard et Louis-Angelo Viss. Production : Le GREC / La Fémis.