Cahier critique 22/02/2022

“Elles allaient danser” de Laïs Decaster.

Paris en plein mois d’août. En cherchant un endroit où danser, Janna et Auréa, au début de la vingtaine, s’égarent. Leur errance nocturne dans la ville déserte les amène à se dévoiler l’une à l’autre.

Elles allaient danser se présente sous les atours de l’humilité. Modestie de son récit d’abord, régi par l’unité de lieu, de temps et d’action, qui voit deux amies parcourir Paris le temps d’une nuit en quête d’aventure. Modestie de son dispositif ensuite : tournage rapide en équipe légère. Modestie, enfin, de ses héroïnes, deux jeunes filles qui s’accommodent sans ciller des manques d’opportunités et aux déceptions. Le désir d’aventure devient recherche d’une fête et de rencontres amoureuses, avant que les protagonistes ne se résignent à la simple discussion avec un homme mûr lors d’une rencontre fortuite. Laïs Decaster plonge dans un bain de fiction Auréa et Janna qu’elle avait filmées plusieurs années durant pour donner lieu au documentaire J’suis pas malheureuse, primé par le public de Cinéma du réel en 2019 dans la section Premières fenêtres. Elle plonge ses comédiennes non professionnelles dans le bain d’une fiction minimale, suscitant dans des situations proches de leur vie réelle, des discussions aussi sincères que spontanées.

Janna et Auréa déboulent d’Argenteuil et arrivent Gare Saint-Lazare, bien décidées à vivre une nuit pleine de surprises. À peine arrivée dans Paris, Janna, sensible à la représentation exigée par la capitale, reproche à sa copine de ne pas s’être apprêtée comme il conviendrait. Les filles se mettent d’abord en scène parce que Janna aimerait laisser penser à une amoureuse qui l’a éconduite qu’elle passe une soirée romantique avec une autre femme. À vive allure, elles avancent sur les trottoirs, la brune et la blonde, l’une vêtue d’un crop top jaune, l’autre d’un simple t-shirt rouge. Malgré la pompe du décor de Paris la nuit, elles se présentent, plus que comme les séductrices qu’elles aimeraient être, comme un duo comique, sortes de Laurel et Hardy prises dans une cohabitation faite de complicité autant que de chamailleries. Le passé du titre donne déjà une teinte de nostalgie à cette soirée pas encore commencée, dont on pressent déjà qu’elle ne sera pas conforme aux fantasmes d’une nuit de rêve.

La traversée de Paris se soumet à des variations de rythmes et de la tonalité des émotions en même temps que le cadre s’élargit sur la foule qui danse sur les quais ou se resserre sur le duo et offre une cartographie des émotions de cet âge des possibles où pas grand chose n’advient. Quand les idéaux des jeunes filles se frottent à la réalité, c’est la sincérité de leurs confessions qui affleure. Auréa avoue ne pas s’épanouir dans une sexualité hétéro-normée où son désir ne trouve pas la place de s’exprimer ni même d’exister. La nuit est marquée par une rencontre avec leur strict opposé : un homme mûr avec qui elles conversent sur un banc sur les quais et qui se livre sur les grandes trajectoires de sa vie, ouvrant la temporalité linéaire d’une unique nuit à la perspective plus vaste d’une vie entière. La durée de cette nuit où il faut attendre la reprise des transports en commun pour rentrer chez soi, peut faire penser à une séquence similaire dans La haine de Matthieu Kassovitz (1995) : les trois garçons joués par Vincent Cassel, Hubert Koundé et Saïd Taghmaoui s’incrustent à un vernissage avant d’errer dans les rues jusqu’au petit matin, vivant avec rage le rejet de la capitale. Elles allaient danser offre une image et des sensations à rebours de ce groupe et de cette image de la banlieue. L’aventure, c’est la parole de ces deux filles sans révolte, curieuses du monde, qui finissent bel et bien par danser.

Raphaëlle Pireyre

Article paru dans Bref n°127, 2022. 

France, 2021, 30 minutes.
­Réalisation et scénario : Laïs Decaster. Image : Juliana Brousse. Montage : Emma Alluyn-Fridé. Son : Fabien Beillevaire. Interprétation : Auréa Decaster, Janna Arouci, André Normand et Aziz Charfaoui. Production : Nathan Jactel, Gabrielle Voigt et Inès Daïen Dasi.