“Écorce” de Samuel Patthey et Silvain Monney
Une matière craquelée, ressemblant à de l’écorce. Le temps semble s’être arrêté autour de la villa, quand soudain une silhouette passe. À l’intérieur, on découvre des corps affaiblis, des aides-soignants et un chat noir. Entre un épisode des “Feux de l’amour” et un yaourt, on regarde le temps s’écouler, répétitivement. Seuls les crucifix, les radios, les poupées, conservés comme des reliques dans les chambres, semblent résister au temps qui passe. Quand soudain, un grand fracas.
Un long travelling, en gros plan, sur une matière irrégulière, toute en aspérités. De l’écorce ; le titre du film aura orienté le spectateur pour appréhender cette image originelle. Une matière faussement inerte, donc, avec la vie qui circule par en-dessous, de la sève qui irrigue le tronc et les branches, même si l’arbre demeure toujours à la même place. L’allégorie est saisissante : ceux et celles que l’on voit, ou que l’on devine, dans ce court métrage primé de la récompense suprême du Festival d’Annecy 2021 sont les pensionnaires d’une maison de retraite. Des vieillards disparus du paysage social, invisibles au monde en marche, éloignés de ses bruits et sa fureur. Confinés, aussi, sans que des circonstances exceptionnelles l’aient décidé. Pour eux, le sang coule moins vite dans les veines, les déplacements sont difficiles, sinon inexistants. Le temps s’écoule d’une façon propre, ralentie, conduisant inéluctablement vers la fin du chemin.
Dans Bref n°127, le duo de réalisateurs évoquait un enjeu majeur de sa démarche : “animer le non-mouvement de manière subtile”. Le challenge est relevé, brillamment, à travers une manière atypique d’aborder le registre du documentaire animé, souvent convoqué ces dernières années (voir Folie douce, folie dure, de Marine Laclotte, qui entraîne au sein d’un établissement psychiatrique). Ici, pas de témoignages enregistrés que les images illustreraient a posteriori ; l’ennui, la monotonie des heures et la répétition des gestes s’expriment d’eux-mêmes, le lieu étant le véritable personnage central de la narration : un Ehpad – quel vilain acronyme… – sans doute semblables à ceux qui se sont retrouvés dans l’œil du cyclone, dans une actualité récente, suscitant l’indignation générale.
Samuel Patthey (déjà remarqué il y a quelques années pour son minimaliste Travelogue Tel Aviv) et Silvain Monney se sont posés dans un coin, avec leurs carnets de croquis, et ont gratté des pages en dessinant ce qu’ils observaient : des détails, des visages (fatigués, résignés, neutres), une main tremblante ou une autre pendante, des jambes comprimées dans des bas de contention, des litanies de gestes répétés… Et leur film prend la forme de leur support, avec des retouches minimes, où une personne âgée s’approche par exemple de la pliure centrale, prenant valeur de frontière à franchir – pas besoin d’insister sur la nature de celle-ci.
Le graphisme est sobre, émouvant, à la juste distance, saisissant la réalité de la vie qui s’en va, qui s’achèvera bientôt, sans plus le moindre projet et dans un brouhaha de sons et de voix atténués, comme ouatés. La peau tannée, ridée, craquelée, souvent décrite comme proche du parchemin dans la littérature, est l’enveloppe de toute une vie, dont le fil s’est déroulé en un clin d’œil, s’épuisant entre l’une des sporadiques siestes diurnes et la soupe partagée au réfectoire. “Et la pendule d’argent, qui ronronne au salon, qui dit oui, qui dit non, et puis qui les attend”, comme le chantait Brel.
Christophe Chauville
Suisse, France, 2020, 15 minutes.
Réalisation et montage : Samuel Patthey et Silvain Monney. Animation : Valentine Moser, Samuel Patthey et Silvain Monney. Son : Florian Pittet. Musique originale : Julien Gobet. Production : Dok Mobile.