Cahier critique 28/05/2017

“Dimanche ou les fantômes” de Laurent Achard

Laurent Achard explore les liens mystérieux entre une mère et son enfant.

Disons-le d’emblée : Dimanche ou les fantômes est incontestablement l’un des plus beaux films actuels. L’une des raisons de cette réussite tient dans l’adéquation idéale qui existe entre sujet et mise en scène. La frontière qui sépare trop souvent ces deux pôles, est ici, sinon abolie, du moins réduite à une peau de chagrin, un voile éthéré à travers lequel circule librement et continuellement l’âme du film. Les fantômes de Laurent Achard, à l’instar de leurs homologues drapés, ne connaissent ni barrière ni frontière. C’est d’ailleurs leur seul point commun, puisqu’il ne s’agit pas ici d’esprit surnaturels, mais de perceptions, d’interprétations décentrées d’une réalité passablement diluée dans la langueur d’un dimanche semblable aux autres. Ainsi, les illusions éprouvées tout au long de cette journée, peuplent aussi bien les deux personnages principaux (le regard explorateur/décalé de l’enfant, celui paranoïaque de la mère), que cet espace fantomatique par excellence qu’est le hors-champ. Il faut sentir plutôt que voir comment les personnages secondaires sont fantômisés par une caméra qui ne les cadre pas, qui les morcelle ou les circonscrit au off de la bande-son.

Ces instants jalonnent le film et imposent un point de vue où la caméra aurait elle aussi du mal à saisir la réalité. Il y a là une réelle implication du réalisateur qui pour une fois, descendrait de son piédestal, perdrait de son omniscience et serait, entre guillemets, l’égal de ses personnages. C’est cette réciprocité qui s’exprime, par exemple, dans le travelling trop long de la mobylette où Achard semble chercher ce qui se cache derrière tout ça. Ou bien, avec la mère qui, au détour d’une courte escapade, apparaît littéralement aux yeux de l’enfant et aux nôtres viaun montage sonore et visuel extrêmement cut.

Si les fantômes existent ici pour et par tout le monde, il est par contre facile de voir qu’ils n’ont pas la même nature pour tous. Aux fantasmes paranoïaques de la mère et donc à sa volonté de distance s’oppose la vision curieuse, avide, bien qu’incomplète (et souvent apeurée) de l’enfant.

Si l’un fuit ses démons, l’autre a surtout envie de les voir et de les approcher. De là, il n’est pas étonnant que la mort (cette matrice spectrale) fasse un petit signe au plus apte à le percevoir. Elle quitte le vide symbolique des rues endormies pour prendre corps chez un poisson rouge trop gourmand. L’enfant sera le seul à la voir de près et à la prendre en charge. Ce micro-événement qui s’inscrit avec logique dans une continuité où tout n’est que suggestion, effleurement, glissement imperceptible, est certainement le seul instant pesant du film. Il y a là un poids qui n’existait jusqu’alors que dans un hors-champ forcément elliptique et qui fait de cette mort anodine quelque chose de marquant. On trouve la mesure de cette empreinte dans le rituel de mort joué par l’enfant et d’une manière beaucoup plus ambiguë (beaucoup plus diluée). Les fantômes ont repris les choses en main dans la toute fin du film où l’enfant, la nuit venue, observe sa mère agitée par des rêves et ramène le drap sur son pied découvert comme on ramène timidement un linceul.

L’ultime plan du film, le visage de l’enfant en train de prier, en finit avec l’absence des dimanches où l’ombre de la mort, délivrée de l’agitation humaine, devient plus visible à qui sait la voir. On l’aura compris, la grande force de Laurent Achard est de maîtriser un sujet qui ne se contente pas d’évoluer sur un seul terrain, mais qui traverse et habite tous les champs possibles du film. Cette maîtrise est peut-être paradoxalement la seule limite d’une réalisation sans faille qui malgré sa fluidité et son désir d’être de plain-pied avec les personnages semble avoir du mal à accepter l’accident, ou plus exactement ne l’accepte que lorsqu’il est totalement contrôlé. C’est la seule petite réserve que l’on puisse faire à un cinéaste qui s’impose comme l’un des plus exigeants et des plus inventifs du moment.

Christophe Blanc 

Article paru dans Bref n° 20, 1994.

Réalisation et scénario : Laurent Achard. Image : Pierre Stoeber. Son : François Maurel et Dominique Hennequin. Montage : Valérie Brégain et Agnès Bruckert. Interprétation : Olivia Willaumez et Julien Rivière. Production : Movimento Productions.