Cahier critique 18/03/2020

« Devant le mur » de Daisy Lamothe

Le portrait d’une âme égarée : un classique du court !

C’est d’abord une silhouette trottinant le long d’une route. Sur un petit périmètre. Dans un sens, puis dans l’autre. Sortant du cadre, y revenant. Le son des bottes dans la neige. Un va-et-vient irrationnel et mystérieux dans le froid de l’hiver. Puis des voitures qui, dans un sens puis dans l’autre, viennent trouer le calme environnant par le vrombissement de leur moteur. L’homme encapuchonné les salue systématiquement d’un petit mouvement de la main. Folie ? T.O.C. ? On n’en sait rien jusqu’à ce que la voix de la réalisatrice, en une brève introduction, n’expose le contexte et nous présente Paul, moine ayant perdu la foi et accomplissant ce rituel empathique et systématique le long du mur entourant le monastère qui fut jadis son refuge : “Il tenait à la main une colombe et l’agitait lentement dès que quelqu’un passait”.
Ladite colombe – imaginaire – symbolise ce lien, gratuit et généreux, que Paul entretient avec les autres, quels qu’ils soient : inconnus de passage emportés par la vitesse de leurs véhicules que jamais nous, spectateurs, ne verrons. La rencontre, sinon la sienne avec Paul, n’est pas le sujet de la cinéaste, même si aux dires de l’homme qu’elle filme, certains automobilistes s’arrêtent, ralentissent, lui renvoient son signe.

Le film est court, sans fioritures, tout à Paul et à son désarroi, tout à ses propos bouleversants sur une foi vacillante, une vie dont le sens pour lui s’étiole. Passée l’introduction, Daisy Lamothe n’interviendra plus en off, sa présence de cinéaste se manifestant bien sûr, en creux, par son écoute, mais plus encore par la nature de plans admirables dont la beauté – comme six ans plus tard pour son documentaire sur le saut à ski, Envol – doit beaucoup au chef-opérateur François de La Patellière.

Le film s’articule donc autour d’un geste gratuit visant à apaiser autrui, un geste sans attente de retour, infiniment répété et à la mesure duquel la cinéaste agence les propos bouleversants qu’elle a recueillis (en deux heures seulement, pouvait-on lire à l’époque dans sa note d’intention). Deux ans avant le tournage, déjà, Paul ne se sentait plus à sa place en tant que moine, il en a quitté l’habit, ignorant de quoi son avenir serait fait. Les années sont passées. Daisy Lamothe est revenue, avec un chef-opérateur et un ingénieur du son. Paul est là, toujours, le long de cette route bordant le monastère. Le film l’accompagne dans ce dénuement et fait de celui-ci, au gré de longs travellings et de plans savamment composés, son principe de mise en scène. Portée par la musique d’Arvo Pärt (Tabula Rasa, plus précisément...), la déambulation de Paul sur la route enneigée est saisie dans un noir et blanc superbe et dans un cadre carré qui circonscrit un espace restreint (et pourtant ouvert : la route), comme accentuant encore un peu plus la sensation d’enfermement mental, au plus près de l’obsession et des interrogations d’un être en proie au doute.

En 1992, dans le catalogue du Festival international de films de femmes de Créteil, une certaine Agnès V. écrivait ceci : “Le talent de Daisy L. est de ne pas nous donner de réponse à des questions que le film pose. Peut-on expliquer la nuit de la foi et le rituel de substitution qu’est ce piétinement répétitif devant ce toujours même mur ? Une certaine pauvreté de l’image rend complètement crédible notre rencontre avec le personnage unique et principal, solitaire et pathétique, sans que Daisy Lamothe s’autorise à faire du pathos. Elle filme proche mais sans psychologie, respectueuse d’un vécu incompréhensible. C’était mon attitude en filmant Sans toit ni loi.”

Stéphane Kahn

Réalisation et scénario : Daisy Lamothe.  Image : François de La Patellière. 
Montage : Catherine Vilpoux. Son : Claude Val. Production : CAD Productions.