Cahier critique 11/01/2022

“Des heures sans sommeil” d’Ursula Meier

Un frère retrouve sa sœur dans la maison familiale. Ils ne se sont plus vus depuis des années. Dans le silence de la nuit vont naître des images et des sons d’antan : ceux d’une enfance avec un père souvent austère, parfois complice.

Variation originale sur les thèmes inaltérables du passage du temps, de la fuite de l’enfance et nouvelle illustration de la fameuse interjection “Famille je vous hais !”, Des heures sans sommeil s’avère aussi riche d’un point de vue thématique que formel. Il propose également une réflexion sur la subjectivité qui influence toute lecture du passé, donc sur la nature même de la représentation cinématographique. Son utilisation du flash-back, procédé parmi les plus couramment utilisés par le cinéma, s’en trouve ainsi singularisée. 

Lorsque Thomas revient “chez lui” après plusieurs années, alors que l’intrigue s’amorce, c’est parce que son père vient de mourir, ce que la narration ne spécifie pas clairement au spectateur, mais que des indices clairsemés (les habits neufs, la chambre occupée par des cousins…) permettent peu à peu de deviner. Mais, comme le rapport du fils à son géniteur s’avérait plutôt conflictuel – il l’avait fui dès que possible – le deuil auquel il doit se livrer est davantage celui de l’enfance envolée et d’une complicité fraternelle jadis au beau fixe. Après une longue absence, il doit se refamiliariser avec les lieux, retrouver ses marques, les gestes sans doute répétés mille fois (s’abreuver au robinet), traquer dans la maison des détails, des sons (la marche qui craque), des odeurs (celle de la plaque de fonte du poêle) et des sensations agissant sur lui comme de véritables “madeleines de Proust”. 

Cette nuit-sanctuaire, vouée aux souvenirs et à la réapparition des spectres du passé, prend des allures fantasmatiques. Aux bleutés un peu froids des instants contemporains, dans le confinement des pièces figées de l’austère demeure, plongées dans la pénombre ou des éclairages faméliques, répond la solarité des scènes d’enfance, copieusement filmées en plans d’ensemble ou larges, ouverts sur les paysages de montagne verdoyants et aérés. La représentation de l’enfance évite toute accroche nostalgique précise – vouloir ressusciter les années 1970, par exemple. Elle s’oriente plutôt vers une volonté figurative, proche de l’atmosphère du conte (avec un soupçon de western !) : abondance de couleurs primaires (rouge, bleu, jaune, dans les vêtements en particulier), paysages vallonnés – avec cet étrange terrain de football en cuvette – marais et forêts de résineux, pick-up désuet où tourne un 45-tours aux paroles explicites (“Papa, achète-moi un juke-box”), chantées par une voix féminine. Allusion discrète à cette relation privilégiée qui semblait exister entre Anna et son père, et qui est beaucoup moins évidente à l’égard de Thomas. Celui-ci se heurte à une certaine indifférence paternelle, qui annonce son départ, à l’adolescence. Sans évoquer forcément une figure d’ogre, le père, montagnard rude et opaque, est une personnalité imposante, d’autant que la mère est totalement absente : on n’en saura rien, ni si elle est morte ni si elle est partie. C’est en tout cas Anna, la seule femme de la maison qui, en un sens, en a récupéré les attributs, de l’enfance (où elle s’occupe de la décoration et sèche les affaires trempées de son frère) à l’âge adulte, où elle a veillé sur les derniers moments de son père et entend bien se comporter comme le “chef de maison” lors du retour impromptu de son frère. Lorsqu’il se sert un encas et fait “comme chez lui”, elle montre violemment ne pas l’entendre de cette oreille et tente d’abréger son repas improvisé. Malgré tout, entre les deux époques, un renversement semble s’être produit : l’enfance semblait laisser apparaître qu’elle fût l’aînée, plus mûre, bienveillante et s’attachant à prendre soin de son cadet. Les scènes de retrouvailles sont moins nettes, nous montrant une permutation : lui, plus sûr de lui, avec la stature de celui qui connaît “autre chose”, qui prend davantage soin de son apparence physique et vestimentaire, tandis qu’elle a l’air rustre et mal dégrossie, jusque dans sa façon de s’exprimer, assez sommaire… Une typologie inversée qui participe également à traduire le travail du temps. 

Le temps, première constituante cinématographique, est mis en abyme par ces heures sans sommeil et par les phénomènes divergents de mémorisation qui séparent le frère et la sœur. L’un semble ne se remémorer que de mauvais moments, l’autre ne se rappeler que de bons. Un même événement peut engendrer des représentations opposées. Exemple extrême, l’épisode de la fugue, l’atteste : traumatisme irréductible pour Thomas (une terrible nuit au dehors, suivie d’une journée au lit, fiévreux et puni) mais anecdote pour sa sœur, qui affirme que l’enfant était au contraire à l’école le lendemain, avec des vêtements secs, son père n’ayant jamais été capable d’une telle sévérité. Qui a raison ? Doit-on croire ce que l’on voit à l’écran, c’est-à-dire cet insert du gamin couché et grelottant dans une brouette, puis pataugeant dans un étang ? Est-ce la vérité des faits que choisit de montrer la réalisatrice ? Comme ses personnages, la réalisatrice est maîtresse de ce qu’elle représente objectivement dans le champ et c’est sa subjectivité qui est à l’œuvre. Ce qui figure à l’écran résulte d’un choix et le spectateur devra faire le sien : ce qu’il voit est-il réalité ou fantasme ? 

A cet égard, Ursula Meier affirme une conception singulière du flash-back. Ce procédé souvent commode bénéficie dans son film d’un authentique travail, non seulement par une opposition formelle tranchée (couleurs, lumières), mais également par un montage morcelé, où les époques s’entrechoquent, et par le son. L’usage de la parole est intégralement exclu des séquences d’enfance, qui donnent une importance toute particulière à la texture sonore : bruits, souffle du vent, cris d’enfants qui jouent, radio en fond, etc. L’utilisation des tressauts du pick-up, une fois le disque fini, comme contrepoint aux battements de cœur rythmant l’angoisse des enfants devant le corps inerte de leur père, en est un exemple frappant, avec sa succession rapide de gros et très gros plans sur les visages silencieux. 

Quand on laisse une trace, on laisse une plaie” écrivit Henri Michaux. C’est aussi ce que suggère ce film où passé et présent s’entrechoquent et se confondent et où le premier, qu’on le chuchote ou qu’on le crie, écrase et conditionne le second. 

Christophe Chauville 

Ce texte fut initialement publié en 2000 au sein d’un dossier pédagogique correspondant à un programme de courts métrages diffusé dans le cadre du dispositif “Lycéens au cinéma en Région Centre” piloté par l’APCVL, structure à laquelle Ciclic a désormais succédé.

Suisse / Belgique, 1998, 34 minutes.
Réalisation et scénario : Ursula Meier. Image : Patrice Cologne. Montage : Karine Pourtaud et Julie Brenta. Son : Gaëlle Gauthier, Frédéric Fontaine, Philippe Vandendriessche, Ingrid Ralet et Alek Groose. Musique originale : Michel Wintsch. Interprétation : Laurence Vielle, Frédéric Gorny, Erline O'Donovan, Benjamin Decol et Charles Callier. Production : Les Productions Crittin & Thiébaud et L'Atelier des jeunes cinéastes.